Nous avons été pris d’une désagréable surprise au cours de l’été, constatant l’absence de considération que recevait la sortie du dernier album de Beyoncé au chapitre de la culture francophone. Il semble avoir échappé à la critique que sur Renaissance paraît non seulement une résurrection du I Feel Love de Donna Summer, mais aussi un classique de la culture canadienne-française, créolisé, hybridé et, pour le mieux, traduit. Il suffit parfois que les mêmes paroles soient prononcées par une personne différente pour qu’elles prennent tout à coup un autre sens. L’exemple donné par Rusty Ring sur le plus récent album de Beyoncé est, à cet égard, des plus parlants. Sise entre Break my Soul et Church Girl, cette inattendue reprise de La ziguezon résulte en une transformation qui dépasse l’idée d’une traduction. Par le déplacement, la translation qu’opère cette reprise, l’originale n’en est que bonifiée: les meilleures traductions, celles qui opèrent davantage qu’un simple calque vers une nouvelle langue, surviennent quand une œuvre atteint le temps de sa gloire.
On connaît bien sûr la chanson par sa version de La Bottine souriante. L’histoire veut que le violoneux qui l’a apprise au groupe la tenait de sa mère, elle-même ayant retracé les origines de la chanson jusqu’en Bretagne. Comme réaffirmant cette matrilinéarité originelle, la reprise des paroles de La ziguezon par la mégastar de la pop apporte un souffle féministe à la chanson traditionnelle. Les paroles originales sont emblématiques des chansons à répondre: une belle se retrouve en fâcheuse posture («la fontaine est profonde / j’me suis coulé à fond»), elle est secourue par un homme («par icitte il lui passe / trois cavaliers barons») qui espère des faveurs sexuelles en retour («que m’donneriez-vous belle / si j’vous tirais du fond»), mais la femme, après avoir profité du service («tirez, tirez dit-elle / après ça nous verrons»), s’enfuit («quand la belle fut à terre / se sauve à la maison»). Sur cet arc narratif simple et connu, un «p’tit porte-clefs tout rouillé gaiement» ajoute une couche de mystère: est-il terni parce que la belle est restée longtemps dans le puits – auquel cas, a-t-on affaire à une histoire de morts et de fantômes? Un tel univers fantastique permettrait-il d’expliquer «la bottine [qui] rigolait haha»? Ces énigmes profondes comme un puits sont laissées de côté sur le titre Rusty Ring, qui met plutôt en lumière les rôles genrés et travaille à leur subversion.
Grappillant parmi les éléments les plus porteurs de la chanson originale, Rusty Ring navigue habilement entre la traduction libre et la réappropriation féministe, et réussit à souligner ce qui pouvait passer inaperçu dans La ziguezon, soit l’opposition entre agentivité féministe et prédation misogyne. Les scansions rythmées du refrain restent fatalement en tête – «girl up, girl down / girl girl girl woman / woman woman woman too » – et sont appuyées par des percussions caribéennes dont le traitement sonore n’est pas sans rappeler les cuillères de bois des veillées d’antan, réintégrées ici dans une créolisation rafraîchissante plutôt que dans leurs poussiéreuses habitudes. Le premier tiers de la pièce, chantée à la première personne («the well was deep / I fell deeper still»), échappe à la lourdeur en s’appuyant sur des claviers cristallins tout droit sortis des dance hits des années 1990. Puis les rythmes disco saccadés qui traversent le reste de Renaissance s’accompagnent des seules voix d’hommes qu’on entend sur l’album, presque des échos, qui revêtent dans le contexte une aura menaçante («Ziguezon / Ziguezon / Ziguezon / Ziguezon»).