Sur le fil

N° 306 / Faire moins avec moins

Obéir à papa

Les politiques d’austérité propagent un conformisme maladif.

La vie de l’esprit est tout sauf austère. La surabondance y règne, la redondance, la réduplication en sont des traits distinctifs, comme c’est le cas d’ailleurs pour le monde du vivant en général qui, animal ou végétal qu’il soit, cherche avant tout à se perpétuer et pour cela maximise ses chances de réussite par les multiples exemplaires à travers lesquels il se manifeste. La multiplicité est garante de durée.

Pareil pour l’esprit: la mémoire ne se contente pas d’un unique enregistrement, mais s’inscrit de nombreuses façons et se recopie sans cesse, produisant de nombreux tirages successifs ou simultanés. Profusion de détails dans les souvenirs, dont on se demande pourquoi diable on en a retenu les images, qui paraissent parfois totalement insignifiantes. Mille pensées avant que la plume ne dépose enfin une seule phrase sur le papier. Abondance, vous dis-je, surabondance même, à tel point qu’il faut des filtres, des manières de s’arranger avec l’excès. Très jeune, on apprend à ne pas dire tout ce qui nous passe par la tête, à se faire un quant-à-soi, un domaine réservé, plus riche que ce qu’on laisse voir au-dehors. Cet espace privé – délimité par une retenue volontaire – n’est pourtant qu’un avant-poste de la conscience. Une propagation encore plus échevelée se produit en effet dans l’arrière-boutique, dans un lieu qu’il faudrait plutôt appeler un «non-lieu» et où règne une logique autre que celle de la pensée courante. Là, des bribes de pensée s’enchaînent les unes aux autres par la seule assonance des fragments de mots qu’elles partagent; là, il n’y a pas d’hier ou de demain; la syntaxe est loufoque; une chose peut être indiquée par son contraire. Combinaisons et recombinaisons se produisent sans cesse, sans égard pour l’amalgame ou la correspondance avec la réalité partagée ni avec ce que le «penser» officiel croit juste et bon. Profusion de branches, de lianes, de racines profondes et mystérieuses, d’où germent les rêves de la nuit et les rêveries diurnes, les souhaits insensés, les passions, les lubies, les projets artistiques, les délires, les extases et autres désordres amoureux, la créativité et l’insoumission.

Aussi, il y a lieu de s’étonner lorsque, comme clinicien, on est amené à rencontrer des sujets qui présentent ce qu’on pourrait appeler une austérité psychique, un apparent assèchement de l’âme. Chez eux, la floraison semble n’avoir pu se faire; il y a probablement des semences quelque part, mais pas assez d’humus ou d’humidité pour encourager les jeunes pousses. Il semble ne régner dans la vie mentale de ces personnes que le strict minimum, juste ce qu’il faut pour s’orienter quant au temps qu’il fait, à l’heure, au lieu, à la fonction vitale: se lever, manger, travailler, dormir aussi, mais avec peu de rêves et encore, ces rêves sont aussi décharnés que le reste des productions psychiques. L’imagination semble proscrite, sans qu’il soit possible de savoir si elle est sous scellés ou si elle s’est tout simplement atrophiée, faute d’usage. La conformité de ces personnes aux standards et aux conventions sociales, voire leur conformisme, a conduit la psychanalyste Joyce McDougall à les appeler d’un nom savoureux autant que paradoxal: des normopathes, soit des êtres accablés d’une apparente hypernormalité. Ces gens, en effet, pourraient passer pour l’idéal des planificateurs en tous genres, des agences de marketing, des amants de la loi et de l’ordre ou encore de nos ministres des Finances. La prévisibilité qui, d’ordinaire, concerne une moyenne statistique établie sur un grand groupe («cette année il se vendra plus de voitures bleues»), est ici praticable avec un succès assez certain sur l’individu isolé…