Sur le fil

N° 322 / Éditorial

L’irrévérence et l’imperfection (et un peu de bonté, bordel!)

Que signifie tenir entre nos mains une revue comme Liberté, aujourd’hui? Cette question nous accompagne à mesure que nous faisons notre place au sein d’une institution vieille de bientôt 60  ans. À l’époque de la fondation de la revue, le choix du nom avait sans doute une valeur performative: appeler une revue «Liberté», c’était vouloir faire jaillir la lumière, affirmer que nous rattraperions le temps et ouvririons l’espace, réfléchirions ensemble, enfin. Il s’agissait de laisser les idées et la littérature nous ébranler et nous transformer, comme société d’abord, comme individu ensuite. Que faut-il mettre au-devant de nous, pour tous? Ainsi pouvait naître une revue porteuse d’une parole puissante, qui, comme la littérature, serait capable d’inspirer des révolutions. La liberté, donc, comme valeur philosophique, et non pas économique. Le libéralisme, il est vrai, se réclame de la liberté mais la réduit en fait à l’absence de contraintes. Or la liberté, la vraie, n’est pas nécessairement une absence de règles – «au plus fort, la poche!» Elle relève, comme l’écrivait Pierre Vadeboncoeur, d’une adhésion. C’est une parole qui s’engage au monde et peut ainsi en dissiper la noirceur.

Alors qu’on fondait Liberté, la société québécoise affirmait sa volonté de ne plus jamais être plongée dans le gouffre dont elle s’extirpait. Elle se dotait d’outils pour son émancipation. La revue s’inscrivait dans ce mouvement, cherchant à offrir une réflexion au long cours, commune, immense, pour la suite des choses. Elle se donnait pour mission de réfléchir à ce que nous voulions être et comment, par l’art et l’engagement, nous pourrions le devenir.

Est-ce à dire que nous sommes libres, effectivement émancipés? Un déplacement s’est opéré depuis la fondation de la revue; aujourd’hui il faut s’appliquer à résister à la marchandisation de tout et au sacrifice de la justice et du sens sur l’autel de l’efficience et de la rentabilité, mais nous croyons que Liberté a le devoir de se poser ces mêmes questions, de les adapter à son époque, et de les garder devant elle comme le bâton du sourcier. Comment créer un espace de réflexion qui ne soit pas lisse et standardisé, répétant à son insu les processus amenant à l’homogénéité des discours, à leur normalisation; comment créer un espace, donc, qui soit au contraire imparfait, inachevé en quelque sorte parce qu’ouvert, parce qu’acceptant les aspérités et les nuances de la voix, les textures innombrables venant de la parole, le mouvement issu du vivant, les gestes fragiles, incertains et courageux? Comment faire entendre ces voix, rauques, pensives, balbutiantes et fortes, qui n’ont jamais fini de sonder la profondeur du monde et sa beauté? Comment offrir un espace de solidarité et de bienveillance qui soit aussi capable de faire surgir l’irrévérence? Nous voulons accueillir ce qui dépasse; des choses et des mots irrécupérables et irrecevables par un système qui aplanit et digère tout pour le reprendre à son compte. Nous voulons voir, entendre et sentir ce qui affleure, nous voulons inclure, ouvrir une fenêtre; nous voulons respirer!

N° 307 / La moitié du monde

Attention à nos femmes… c’est peut-être la vôtre

Méfiez-vous des bonnes intentions! Retour sur un discours d’Obama.

«Attention à nos enfants… C’est peut-être le vôtre.»

Voilà ce qu’on peut lire sur des panneaux routiers en se baladant dans nombre de zones résidentielles du Québec. L’intention est claire: on cherche à inciter les automobilistes à ralentir, mais comment s’y prend-on? Oublions l’illustration grotesque d’un bambin renversé par une voiture et la sémantique pour le moins douteuse de la phrase pour se concentrer sur le message lui-même. Est-il vraiment nécessaire d’évoquer un deuil personnel pour susciter une prise de conscience chez le conducteur pressé? L’accident serait-il plus grave si la victime lui était apparentée? Au lieu d’encourager une réelle compassion envers autrui, ce panneau nous réconforte dans le vieux réflexe de voir le monde en fonction de nos propres intérêts.

Les politiciens utilisent souvent un procédé similaire pour convaincre l’électorat qu’ils sont préoccupés par son bien-être. Ils parlent de la formation de «notre main-d’œuvre», de la protection de «nos cours d’eau», de l’intégration de «nos immigrants», privant, à travers leurs discours, ces entités d’une existence propre. Ils les condamnent ainsi à n’avoir pour fonction que celle de graviter autour du citoyen régnant au centre de son univers. Le pouvoir est au cœur de cette tactique qui consiste à s’attribuer le rôle de sujet, conférant aux éléments extérieurs la position d’objet qu’on s’approprie. Et grâce à cette approche, l’électeur se sent partie prenante du processus décisionnel…

La rhétorique d’un orateur vraiment inspirant, Barack Obama, est à ce titre intéressante. Difficile, en effet, de rester insensible à ses propos rassembleurs, qui donnent parfois à ses interlocuteurs l’impression de participer à un grand projet collectif. Le «nous» était d’ailleurs à l’avant-plan de son discours sur l’état de l’union de 2013. Celui qui avait jadis prononcé le fameux «Yes, we can» en appelait à la solidarité des privilégiés envers les moins favorisés politiquement et socialement. Ces derniers se sont alors vus affublés de déterminants possessifs: «nos enfants», «nos personnes âgées»… Dès lors, le «nous» d’Obama, en apparence inclusif, devient sélectif. Ses propos portent à croire que les personnes les plus vulnérables de la société n’ont pas toujours leur place au sein de ce «nous», tandis que la position dans laquelle se trouvent les plus avantagés y est constamment assurée.

N° 307 / Éditorial

Corps à corps

Sans vouloir vous embêter avec les détails triviaux de nos délais de production, il me semble tout de même nécessaire d’indiquer dès le départ que je vous écris de la fin du mois de novembre 2014. En ce moment, #BeenRapedNeverReported et #AgressionNonDénoncée ne semblent déjà plus trop intéresser les médias. À tout le moins, le mouvement a déjà perdu le génie de faire les manchettes. Le plus inquiétant n’est pourtant pas la capacité de la presse, de la radio et de la télévision à se désintéresser au plus vite de ce qui les obsédait la veille; c’est plutôt l’incertitude. Il est en effet trop tôt pour déceler si cette prise de parole saura déboucher sur une transformation des consciences au sujet de la violence faite aux femmes. Ma crainte est que, tout comme dans le cas du printemps étudiant et du mouvement des casseroles, la vague, sans s’éteindre de sa belle mort, ne parvienne pas à investir ou à créer des canaux à partir desquels il serait possible d’ébranler, ne serait-ce qu’un peu, le statu quo. Rappelons que le gouvernement Couillard est une conséquence indirecte du printemps 2012.

La déferlante de témoignages aura par contre eu le mérite de nous rappeler une évidence que notre monde gangrené par les statistiques, les profils et autres focus groups a tendance à obstruer: la domination est un fait qui arrive par le corps, à travers lui, et le pouvoir n’est pas une abstraction se déployant dans les limbes, mais une réalité capable de nous rentrer dedans. On avancera que, si les hommes avaient peut-être besoin de ça pour se rappeler cette vérité de La Palice, les femmes, elles, en sont chaque jour conscientes. Le principal bienfait du phénomène aura alors été de faire comprendre à une partie d’entre nous que la parole n’est pas toujours linéaire ou directe, qu’un laps de temps plus ou moins long ou sinueux peut s’avérer inévitable pour que l’on se résigne à la prendre, la parole. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que les médias, de plus en plus séduits par les sirènes du rendement et de l’efficacité, ne semblent plus en mesure d’en faire entendre l’écho jusqu’au bout. Comme si la communication, trop obsédée par la notion de message, n’était plus en mesure d’entendre ou de concevoir la complexité paradoxale de la parole. Comme si celle-ci, comme les corps qui la portent, et dès lors la matérialité de chacun de nous, était devenue superflue dans notre époque comptable. L’impression s’incruste en moi d’autant plus que ces derniers jours ont vu débarquer le coulage de la stratégie de communication de TransCanada.