L’irrévérence et l’imperfection (et un peu de bonté, bordel!)
Que signifie tenir entre nos mains une revue comme Liberté, aujourd’hui? Cette question nous accompagne à mesure que nous faisons notre place au sein d’une institution vieille de bientôt 60 ans. À l’époque de la fondation de la revue, le choix du nom avait sans doute une valeur performative: appeler une revue «Liberté», c’était vouloir faire jaillir la lumière, affirmer que nous rattraperions le temps et ouvririons l’espace, réfléchirions ensemble, enfin. Il s’agissait de laisser les idées et la littérature nous ébranler et nous transformer, comme société d’abord, comme individu ensuite. Que faut-il mettre au-devant de nous, pour tous? Ainsi pouvait naître une revue porteuse d’une parole puissante, qui, comme la littérature, serait capable d’inspirer des révolutions. La liberté, donc, comme valeur philosophique, et non pas économique. Le libéralisme, il est vrai, se réclame de la liberté mais la réduit en fait à l’absence de contraintes. Or la liberté, la vraie, n’est pas nécessairement une absence de règles – «au plus fort, la poche!» Elle relève, comme l’écrivait Pierre Vadeboncoeur, d’une adhésion. C’est une parole qui s’engage au monde et peut ainsi en dissiper la noirceur.
Alors qu’on fondait Liberté, la société québécoise affirmait sa volonté de ne plus jamais être plongée dans le gouffre dont elle s’extirpait. Elle se dotait d’outils pour son émancipation. La revue s’inscrivait dans ce mouvement, cherchant à offrir une réflexion au long cours, commune, immense, pour la suite des choses. Elle se donnait pour mission de réfléchir à ce que nous voulions être et comment, par l’art et l’engagement, nous pourrions le devenir.
Est-ce à dire que nous sommes libres, effectivement émancipés? Un déplacement s’est opéré depuis la fondation de la revue; aujourd’hui il faut s’appliquer à résister à la marchandisation de tout et au sacrifice de la justice et du sens sur l’autel de l’efficience et de la rentabilité, mais nous croyons que Liberté a le devoir de se poser ces mêmes questions, de les adapter à son époque, et de les garder devant elle comme le bâton du sourcier. Comment créer un espace de réflexion qui ne soit pas lisse et standardisé, répétant à son insu les processus amenant à l’homogénéité des discours, à leur normalisation; comment créer un espace, donc, qui soit au contraire imparfait, inachevé en quelque sorte parce qu’ouvert, parce qu’acceptant les aspérités et les nuances de la voix, les textures innombrables venant de la parole, le mouvement issu du vivant, les gestes fragiles, incertains et courageux? Comment faire entendre ces voix, rauques, pensives, balbutiantes et fortes, qui n’ont jamais fini de sonder la profondeur du monde et sa beauté? Comment offrir un espace de solidarité et de bienveillance qui soit aussi capable de faire surgir l’irrévérence? Nous voulons accueillir ce qui dépasse; des choses et des mots irrécupérables et irrecevables par un système qui aplanit et digère tout pour le reprendre à son compte. Nous voulons voir, entendre et sentir ce qui affleure, nous voulons inclure, ouvrir une fenêtre; nous voulons respirer!