Lumière d’hiver
Au plus creux de novembre, coup de déprime à Liberté. Pourquoi le cacher? Après tout, ce sont bien des êtres humains – en l’occurrence, nous – qui animent les institutions, et comme nous espérons nous affranchir le plus possible du discours sur la productivité, nommer la vie émotionnelle et les limites de ceux qui accomplissent le travail revêt un caractère politique. Une petite déprime, donc. Au terme d’un automne intense, marqué par la publication du numéro Premiers Peuples (dont la réception a dépassé toutes nos attentes), puis du numéro sur l’hospitalité, les lancements, les événements ponctuels, la gestion quotidienne, la paperasse habituelle et la production du numéro que vous tenez entre vos mains, nous étions fatiguées. Le manque de luminosité, l’incertitude et la précarité, qui sont le lot de toute publication indépendante, pesaient plus lourd; or, le temps, lui, ne ralentit pas.
C’était au moment où le milieu littéraire se mobilisait contre la participation du géant Amazon au Prix littéraire des collégiens. Il était beau de voir le monde du livre protester contre ce manque de tact de la part de l’organisation du prix. Il faut d’ailleurs souligner le courage de Karoline Georges, Kevin Lambert, Jean-Christophe Réhel, Lula Carballo et Dominique Fortier, écrivains nommés cette année, qui sont montés au créneau. Il était en effet ironique, pour le dire poliment, qu’une entreprise comme Amazon veuille encourager les jeunes à découvrir la littérature alors que son modèle d’affaires érode les conditions mêmes de la production de celle-ci, accablant tous les acteurs de la chaîne du livre, surtout dans un petit pays comme le Québec.
Heureusement, la mobilisation a porté ses fruits et le partenariat avec Amazon a été annulé. On aurait envie de leur dire, à ces gros comme GAFA, qui échappent à l’impôt et imposent à leurs employés des conditions de travail indécentes, que leur effronterie n’a d’égal que notre détermination à y résister. Reste que cet épisode a souligné la précarité grandissante de notre condition, la rendant momentanément plus difficile à supporter. Ceux qui rament contre le courant sont en effet toujours en proie à l’épuisement, mais nous avons la chance de travailler dans «l’industrie culturelle», nous ne devrions pas nous plaindre. Malgré les moments de joie et de solidarité qui déjouent toutes nos attentes – nous en avons vécu plusieurs cet automne, entourées par notre précieuse communauté de collaborateurs et de lecteurs –, il reste cette impression que tout va trop vite, et que l’espoir se dissout dans l’enfilade des catastrophes et des mauvaises nouvelles de l’actualité, puis dans le constat sans cesse renouvelé qu’il y a tant à faire, que nous ne pouvons résister sur tous les fronts à la fois, et que Liberté, malgré le travail dévoué de ses auteurs, de ses collaborateurs et du comité éditorial (que nous saluons chaleureusement: saviez-vous que ses membres travaillent bénévolement? Sans le comité éditorial, Liberté n’existerait pas), n’est qu’un petit caillou dans la mare… Un caillou? Plutôt un grain de sable! La détermination de quelques Gaulois peut-elle faire le poids face aux assauts incessants et de tous acabits portés contre les liens sociaux?