Amour féroce
Première partie
Debout dans la cuisine
je pense à Mohammed Ali
à son alter ego Cassius Clay…Le soir, je reste
à la fenêtre
j’imagine le boxeur et son ombre
dans l’arène
paupières ouvertes
shorts collés aux cuisses
il cherche un feu qui ne vient pas
il veut tuer celui qui l’habite
puis aimer celui qu’il n’est pas.— Carole David, Abandons, «Alter ego»
Aucun sport mieux que la boxe ne représente le combat contre l’injustice. Dans nos récits, le boxeur incarne celui qui a la force de rester debout et de continuer à livrer bataille même dans l’adversité la plus éprouvante. Il est une figure de courage et de puissance, de beauté. La boxe est d’ailleurs un art qu’on dit noble, car elle donne à celui et à celle qui la pratiquent de nobles qualités: courage et combativité, ruse et sens tactique, intégrité et sens de l’honneur. Le combat que le boxeur livre sur le ring fait écho, de manière plus inconsciente, au combat que nous menons contre notre propre part d’ombre, quel que soit son poids. L’admiration que nous lui vouons n’est pas non plus étrangère au fait qu’il symbolise notre bataille contre le temps, contre la mort.
La boxe est aussi associée, dans l’imaginaire, à la possibilité d’une émancipation vis-à-vis des formes que prend l’oppression, elle parle de liberté et d’autodétermination, c’est peut-être la raison pour laquelle elle reste si populaire aux États-Unis, comme si elle se mariait parfaitement avec le discours fondateur du mythe américain. Ce serait le sport du peuple et des démunis, qui sortent de la fange pour éblouir dans les combats de rues avant de le faire dans la lumière des projecteurs. Les grands boxeurs, dans les récits que nous produisons, naissent de la misère, de la violence, dans l’absence de bonté et d’amour, mais leurs épreuves seraient à la source de leur talent et de leur combativité, et aucune compensation ne leur sera accordée si ce n’est celle d’être vainqueurs. Bien que le lien entre la rue et la boxe ne soit pas à écarter, nous aimons le désespoir dans ce combat, et il est vrai que le boxeur fait preuve de résilience. «La désespérance, et puis lutter toujours, sans repos», chantait Jacques Brel. C’est ainsi que l’ouvrier prend d’assaut les espaces qui lui seraient autrement interdits; un peu comme le veut le mythe de l’écrivain sans le sou, il serait l’artiste qui s’affranchit de son milieu d’origine par la clé de son art; c’est la communauté noire qui peut exprimer sa colère contre la ségrégation raciale dont elle est victime depuis des générations et prendre sa revanche; et maintenant ce sont les femmes qui montent dans le ring et qui montrent au monde la puissance dont elles sont capables. Les Claressa Shields, Cecilia Brækhus, Nicola Adams, Estelle Mossely et, ici, Marie Spencer, Mandy Bujold et Ariane Fortin, parmi d’autres, indiquent la voie d’une nouvelle boxe en lui insufflant leur énergie et leur volonté.
Bien sûr ces mythes et récits viennent d’histoires vraies. Il y en a eu, des boxeurs nés de la misère qui ont atteint la gloire. Claressa Shields en est l’exemple parfait. Deux fois championne olympique dans sa catégorie (2012 – premiers Jeux pour la boxe féminine, enfin inscrite aux Olympiques, bien après les autres sports de combat féminins – et 2016), cette boxeuse a dû surmonter les épreuves les plus atroces pour se rendre où elle est aujourd’hui. Sans minimiser leur force, ces récits que nous aimons entendre et répéter, parce qu’ils nous inspirent, masquent aussi la réalité des boxeurs et des boxeuses, travaillant sans relâche malgré les blessures, les douleurs du corps, la fatigue, parfois l’absence de reconnaissance et l’échec. Les lendemains sont amers quand on a tout misé sur le podium et qu’en une fraction de seconde, à cause d’un faux mouvement, il se dérobe.