Sur le fil

N° 319 / Reportage

Amour féroce

Première partie

S’incarner par la boxe.

Debout dans la cuisine
je pense à Mohammed Ali
à son alter ego Cassius Clay…

Le soir, je reste
à la fenêtre 
j’imagine le boxeur et son ombre
dans l’arène 
paupières ouvertes
shorts collés aux cuisses
il cherche un feu qui ne vient pas
il veut tuer celui qui l’habite
puis aimer celui qu’il n’est pas.

— Carole David, Abandons, «Alter ego»

Aucun sport mieux que la boxe ne représente le combat contre l’injustice. Dans nos récits, le boxeur incarne celui qui a la force de rester debout et de continuer à livrer bataille même dans l’adversité la plus éprouvante. Il est une figure de courage et de puissance, de beauté. La boxe est d’ailleurs un art qu’on dit noble, car elle donne à celui et à celle qui la pratiquent de nobles qualités: courage et combativité, ruse et sens tactique, intégrité et sens de l’honneur. Le combat que le boxeur livre sur le ring fait écho, de manière plus inconsciente, au combat que nous menons contre notre propre part d’ombre, quel que soit son poids. L’admiration que nous lui vouons n’est pas non plus étrangère au fait qu’il symbolise notre bataille contre le temps, contre la mort.

La boxe est aussi associée, dans l’imaginaire, à la possibilité d’une émancipation vis-à-vis des formes que prend l’oppression, elle parle de liberté et d’autodétermination, c’est peut-être la raison pour laquelle elle reste si populaire aux États-Unis, comme si elle se mariait parfaitement avec le discours fondateur du mythe américain. Ce serait le sport du peuple et des démunis, qui sortent de la fange pour éblouir dans les combats de rues avant de le faire dans la lumière des projecteurs. Les grands boxeurs, dans les récits que nous produisons, naissent de la misère, de la violence, dans l’absence de bonté et d’amour, mais leurs épreuves seraient à la source de leur talent et de leur combativité, et aucune compensation ne leur sera accordée si ce n’est celle d’être vainqueurs. Bien que le lien entre la rue et la boxe ne soit pas à écarter, nous aimons le désespoir dans ce combat, et il est vrai que le boxeur fait preuve de résilience. «La désespérance, et puis lutter toujours, sans repos», chantait Jacques Brel. C’est ainsi que l’ouvrier prend d’assaut les espaces qui lui seraient autrement interdits; un peu comme le veut le mythe de l’écrivain sans le sou, il serait l’artiste qui s’affranchit de son milieu d’origine par la clé de son art; c’est la communauté noire qui peut exprimer sa colère contre la ségrégation raciale dont elle est victime depuis des générations et prendre sa revanche; et maintenant ce sont les femmes qui montent dans le ring et qui montrent au monde la puissance dont elles sont capables. Les Claressa Shields, Cecilia Brækhus, Nicola Adams, Estelle Mossely et, ici, Marie Spencer, Mandy Bujold et Ariane Fortin, parmi d’autres, indiquent la voie d’une nouvelle boxe en lui insufflant leur énergie et leur volonté.

Bien sûr ces mythes et récits viennent d’histoires vraies. Il y en a eu, des boxeurs nés de la misère qui ont atteint la gloire. Claressa Shields en est l’exemple parfait. Deux fois championne olympique dans sa catégorie (2012 – premiers Jeux pour la boxe féminine, enfin inscrite aux Olympiques, bien après les autres sports de combat féminins – et 2016), cette boxeuse a dû surmonter les épreuves les plus atroces pour se rendre où elle est aujourd’hui. Sans minimiser leur force, ces récits que nous aimons entendre et répéter, parce qu’ils nous inspirent, masquent aussi la réalité des boxeurs et des boxeuses, travaillant sans relâche malgré les blessures, les douleurs du corps, la fatigue, parfois l’absence de reconnaissance et l’échec. Les lendemains sont amers quand on a tout misé sur le podium et qu’en une fraction de seconde, à cause d’un faux mouvement, il se dérobe.

N° 323 / Essai libre

Le roi de Saint-Léonard

Enima ou la philosophie à tirer du street rap.

Enima ne cache pas son jeu: c’est un rappeur gangsta au passé criminel. Il est tatoué jusqu’aux doigts et porte une balafre au front. D’origine algérienne, il est arrivé au pays avec sa famille à l’âge de 11 ans, il y a une quinzaine d’années. Lors de notre rencontre, il chaussait des gougounes griffées sur des bas blancs tirés jusqu’aux mollets. Il avait l’air un peu endormi malgré les quatorze heures bien sonnées, et ses yeux brillaient d’un éclat vitreux qui ne ment pas. Il était accompagné de son frère, sobre, un étudiant en médecine qui agit auprès de lui à titre de gérant.

J’avais traversé le boulevard Métropolitain à vélo, mon casque sous le bras en faisant foi. Je portais des jeans skinny et une chemise pêchée dans une boutique du Mile End. Je ne cachais pas mon jeu non plus: je suis un bourgeois blanc, prof de philo au cégep, qui entretient un amour pour le hip-hop depuis l’adolescence, sans faire exception du gangsta rap, bien au contraire. Au collège Montmorency, où j’enseigne, je donne depuis trois ans un cours de philosophie du hip-hop. Enima a souri en me voyant arriver.

Les potins autour du personnage ne m’intéressent pas vraiment. Sa vie de tous les jours, ses antécédents judiciaires, les accusations de proxénétisme qui ont pesé contre lui, puis qui sont tombées, je n’y vois pas grand-chose de plus que des faits divers. Est-il «vraisemblablement» ceci, «vraiment» cela? Ça intéresse les médias en mal de clics. Le proxénétisme n’est pas banal, certes, et si le jeune rappeur a exploité quiconque, laissons la parole à ceux qui l’accusent ainsi qu’au système de justice. Pour le reste, poser un jugement moral sur une personne accusée d’un crime est un acte vide, sans fondement ni effet autre que de mettre le juge autoproclamé sur un piédestal auto-construit. Quant aux réflexions sociales nécessaires sur le sexisme, le racisme, ou les abus de toutes sortes que véhicule parfois le hip-hop, elles ne devraient pas servir de prétexte pour traquer et sermonner des «pécheurs», à la manière d’un curé. Elles doivent plutôt être l’occasion de se regarder dans le miroir.

N° 322 / Fait divers

La petite rousse en forme de tombeau

Murielle Bolle, le témoin principal de l’affaire Grégory, sort un livre après trente-quatre ans de silence.

Un dimanche matin, dans les années quatre-vingt, ma grand-mère faisait le pendule au-dessus d’une double page de Paris Match et ça tournait à l’envers. Le pendule, formel, disait que Bernard Laroche n’avait pas tué le petit Grégory. Jean-Marie Villemin, le père de l’enfant, à côté de lui sur la photo, venait d’abattre d’un coup de carabine celui qu’il soupçonnait d’être l’assassin de son fils.

J’étais trop petite pour lire Libération et je n’ai connu que bien plus tard l’article délirant romanesque qu’y avait écrit Marguerite Duras (lisez, si vous la trouvez, l’édition qu’en a faite Héliotrope, précédée d’une préface bombe de Catherine Mavrikakis, ou écrivez à l’éditeur de ma part pour exiger sa réimpression). L’affaire est entrée par là dans la mythologie littéraire et s’est ancrée en nous – en moi – plus profondément.

Ça se passe le 16  octobre 1984. Un enfant de quatre ans, Grégory Villemin, est retrouvé noyé, pieds et poings liés, dans les eaux de la Vologne, dans les Vosges, en France. Il a échappé à la surveillance de sa mère tandis qu’il jouait devant sa maison. Ses parents, Christine et Jean-Marie Villemin, étaient depuis deux ans la cible d’un corbeau: ils recevaient des lettres et des appels anonymes pleins de jalousie et de secrets de famille. Dans le village, et dans la famille, ils étaient les bourgeois, les parvenus: lui était devenu contremaître à l’usine à vingt-quatre ans, c’est pourquoi le corbeau le surnommait «le chef». Ils étaient jeunes, beaux, l’enfant aussi, ils s’exprimaient mieux que leurs cousins. Ils avaient l’air de s’aimer et ils avaient acheté récemment un canapé en cuir.