Sur le fil

Fragments sur le travail, fragments de travail

La journaliste et traductrice Véronique Dassas observe l’Italie, où elle vit, et renvoie à Montréal, où elle a longtemps vécu, un écho à la fois personnel et politique.

Le travail est encore le meilleur moyen d’escamoter la vie.

— Gustave Flaubert, cité dans le Journal des Goncourt, 1860

Elle avait rêvé, avec tant d’autres, d’arrêter tout. Comme dans l’An 01.

«On arrête tout, on réfléchit et c’est pas triste», disait l’affiche du film, en 1973. Puis, avec tant d’autres, elle s’était engouffrée, tête baissée, dans le travail dit indépendant du pigiste. Piges en tout genre, comme dans «réparations en tout genre».

En fait d’indépendance, elle était arrivée, après six mois de négociations acharnées, à déserter le bureau deux jours par semaine, et pour le reste, il faudrait attendre… une résignation salvatrice mais peu probable ou, au train où allaient les choses, la mort par overdose.

Elle ne connaît que le travail fragmenté, pas celui de la chaîne de montage, pas fragmenté dans ce sens-là, le travail fragmenté à la maison: celui qui commence quand tout le monde est parti pour l’école, pour l’usine ou le bureau, et finit souvent juste avant l’aube, quand tout le monde dort et ne vous demande plus rien.

C’est formidable de travailler de la maison, qu’ils disent. Et elle, elle répond oui, c’est formidable, ça économise sur les vêtements de bureau mais surtout sur l’ennui, sur toutes ces heures filées à se geler sur l’asphalte, à crayonner pendant les réunions, à attendre son tour à la photocopieuse et à écouter devant la machine à café les souvenirs de vacances ou les histoires de dentiste de gens qu’elle connaît à peine car ils sont pigistes et, comme elle, ne font que passer. Au demeurant, elle n’a rien, ou pas grand-chose, contre les vacances ou les dentistes, et rien du tout contre les pigistes qui passent puisque passer est l’humaine condition.

N° 326 / Éditorial

Qui raconte le monde?

Une revue pour faire circuler les idées.

À l’élection fédérale de 2006, la grande région de Québec a fait élire pas moins de neuf députés conservateurs. On avait alors commencé à parler du «mystère Québec»: la Capitale-Nationale se démarquait par sa haine de l’État-providence, du syndicalisme, de la culture libérale radio-canadienne, des fonctionnaires et des subventionnés de tout acabit, etc. Douze ans plus tard, quelques semaines avant que la province ne porte la Coalition avenir Québec au pouvoir, le journaliste du Soleil Jean-François Cliche résumait ainsi les conclusions des plus récents sondages: «Ce n’est pas tant la région qui a changé que le reste de la province qui, dans ses parties francophones, s’est mise à voter comme Québec.»

Ce constat nous apparaît des plus lucides. Après quinze années presque ininterrompues de gouvernement libéral, marquées par une austérité budgétaire dévastatrice, la volonté de changement s’est exprimée dans les urnes. Le fait que les propositions économiques de la CAQ soient très semblables à celles des libéraux n’y a rien changé. «Les vraies affaires» ont été éclipsées par la défense du projet identitaire – auquel l’ancien patron d’Air Transat s’était pourtant peu intéressé auparavant dans sa carrière politique.

Le récit que la CAQ a exploité, avec succès, pour récolter des votes est celui d’un peuple menacé par l’Autre dans ses valeurs et son identité. Ce discours est depuis une bonne décennie utilisé pour mobiliser la «majorité» contre les groupes dits «minoritaires», qui font ici office de repoussoir afin de construire une opposition entre «eux» et «nous». Bien sûr, la Vieille Capitale n’est pas la masse homogène que l’on voudrait croire, pas plus que le Québec n’est cette nation francophone monolithique que certains chroniqueurs exaltés aiment louanger. Mais pour ceux qui exploitent sans nuance cette fable, la stratégie s’avère payante.

N° 325 / Éditorial

Les visages du politique à Liberté

Comme un excédent qu’on ne saurait voir.

Quand on fabrique une revue, il faut accepter de passer en un tournemain de grand intellectuel canadien à spécialiste du télémarketing. À quelques reprises cette année, nous avons donc empoigné nos téléphones avec conviction pour rappeler gentiment à nos fidèles lecteurs et lectrices que l’heure de leur réabonnement approchait. Toutes sortes de raisons sont justes et valables pour ne pas se réabonner: un budget trop serré, le manque de temps de lecture, le désir d’encourager une autre revue québécoise, la lourdeur de nos sombres constats sur le monde actuel… De tout ça, on ne trouve rien à redire. Mais cette année, une justification nous a fait perdre nos moyens: «Votre revue est devenue trop politique.» Que veut-on dire par «trop politique»? Qu’est-ce qui se cache sous ce «trop» qui a fait déborder le vase du politique?

Si Liberté, dans ses différentes incarnations depuis sa fondation en 1959, n’a pas toujours été engagée, loin de là, cette tendance est pleinement revendiquée en 2006 par l’équipe du rédacteur en chef Pierre Lefebvre. Lorsqu’en 2012, la revue adopte le sous-titre «Art et politique», les thèmes socio­politiques se multiplient. Bref, soit notre abonné effarouché n’a pas lu son Liberté depuis dix ans, soit il y a autre chose à décoder dans sa remarque. Aurait-il pu percevoir une incarnation différente du politique à travers sa fréquentation récente de nos pages? S’il y a eu une transformation notable dans les dernières années, elle s’est jouée d’abord et avant tout dans la composition de notre équipe. En 2012, il n’y a aucune femme dans le comité éditorial de la revue. Sept ans plus tard, nous sommes six sur neuf. En 2012, l’ensemble du comité est composé de personnes blanches. Sept ans plus tard, on y compte deux personnes noires. Ces présences seraient-elles le signe de cet «excédent» de politique qui troublerait certains lecteurs?

Dans un article publié dans nos pages en 2015, Marie-Andrée Bergeron a bien montré comment la place des femmes à Liberté a toujours été à prendre et à reprendre. Si les «gars» de Liberté ont affirmé en 1983 que «la porte était ouverte», on doit reconnaître qu’il ne s’agissait pas d’un énoncé performatif. Pire, écrit Bergeron, la perspective féministe est encore en 2015 l’angle mort de cette revue qui se dit progressiste. Bergeron écrit ces mots dans le numéro 307, justement consacré aux féminismes et qui cherche à concrétiser une fois pour toutes ce tournant à la revue.