Fragments sur le travail, fragments de travail
Le travail est encore le meilleur moyen d’escamoter la vie.
— Gustave Flaubert, cité dans le Journal des Goncourt, 1860
Elle avait rêvé, avec tant d’autres, d’arrêter tout. Comme dans l’An 01.
«On arrête tout, on réfléchit et c’est pas triste», disait l’affiche du film, en 1973. Puis, avec tant d’autres, elle s’était engouffrée, tête baissée, dans le travail dit indépendant du pigiste. Piges en tout genre, comme dans «réparations en tout genre».
En fait d’indépendance, elle était arrivée, après six mois de négociations acharnées, à déserter le bureau deux jours par semaine, et pour le reste, il faudrait attendre… une résignation salvatrice mais peu probable ou, au train où allaient les choses, la mort par overdose.
Elle ne connaît que le travail fragmenté, pas celui de la chaîne de montage, pas fragmenté dans ce sens-là, le travail fragmenté à la maison: celui qui commence quand tout le monde est parti pour l’école, pour l’usine ou le bureau, et finit souvent juste avant l’aube, quand tout le monde dort et ne vous demande plus rien.
C’est formidable de travailler de la maison, qu’ils disent. Et elle, elle répond oui, c’est formidable, ça économise sur les vêtements de bureau mais surtout sur l’ennui, sur toutes ces heures filées à se geler sur l’asphalte, à crayonner pendant les réunions, à attendre son tour à la photocopieuse et à écouter devant la machine à café les souvenirs de vacances ou les histoires de dentiste de gens qu’elle connaît à peine car ils sont pigistes et, comme elle, ne font que passer. Au demeurant, elle n’a rien, ou pas grand-chose, contre les vacances ou les dentistes, et rien du tout contre les pigistes qui passent puisque passer est l’humaine condition.