Doudou Boicel
L’histoire méconnue du jazz à Montréal
Il y a un peu d’air qui siffle dans les fissures du cadre, une vibration, un petit vacarme, tiens, le petit vacarme de l’objet qui résiste à la fixation. Il y a, logé entre les impossibilités et l’objet qui y échappe, entre la vie qu’on endigue et la vie vécue, quelque chose qui bouge. Il y a un mouvement fugitif au creux de la tension, un geste de refus, de survie, entre l’interdiction d’exister et l’insistance à exister. Il y a, là, le jazz. Le jazz comme pratique de liberté. Le jazz qui hurle, le jazz qui chuchote, le jazz qui refuse et désire, qui siffle dans les fissures du cadre. Puis, il y a ce qui le rend possible, là où résonne le petit vacarme; il y a ce qui lui donne ses couleurs particulières, les scènes et les salles, mais aussi les époques, les aspirations collectives, les ambiances politiques. Celles, par exemple, du Québec de la fin des années 1960, puis des années 1970: les urgences et les promesses de liberté, leur matérialisation et leurs limites, ou encore les oublis qui traversent le récit québécois qui s’énonce tout juste, difficilement. Et il y a, aussi, entre certains silences narratifs, des figures comme Doudou Boicel, imprésario, pilier, bâtisseur de la scène jazz montréalaise depuis son arrivée dans la ville, en 1970: celui à qui on doit le club le Rising Sun, ouvert en 1975, et, aussi, le premier festival international de jazz de Montréal, lancé en 1978.
Commençait, il y a bientôt deux ans, une série d’échanges entre Doudou Boicel, Justin Doucet et moi, échanges qui s’aligneraient sur une drôle de temporalité, d’une part rythmée par la présence ponctuelle, avec nous, de différentes personnes actives dans les sphères culturelles et militantes montréalaises, dont James Oscar, Elena Stoodley et Sonia Alimi, mais aussi par les impératifs de mémoire et les futurs possibles. La première discussion se tient fin septembre 2017, comme pour faire le point: nous parlons jazz, mémoires et musiques noires à Montréal, nous suggérons le diagnostic d’une vitalité d’abord crainte, étouffée ou contenue, puis à terme profitable, récupérée. C’était quelques mois avant que Doudou soit nommé chevalier de l’Ordre de Montréal et qu’il reçoive le Grand Prix Dynastie. Au cours des mois qui suivent, de l’année et demie qui passe, il y aura des courriels, des appels et des réflexions, et quelques événements qui réaligneront certaines idées, en déplaceront d’autres. Puis nous aurons une seconde rencontre en février 2018, peut-être plus urgente, moins récapitulative cette fois: on sortait à peine – mais en est-on vraiment sortis? – de la tourmente entourant la pièce SLĀV, de Robert Lepage et Betty Bonifassi, présentée au Festival international de Jazz de Montréal. Le festival qui, en 1980, succéda au Festijazz jusque-là porté à bout de bras par Doudou; le festival qui, cette année-là, commença à tendre l’oreille au petit vacarme à partir du cadre plutôt que de ses fissures.
Il y a un peu de tout ça, dans ces échanges que je synthétise ici, que je démêle un peu et reprends dans une temporalité moins obéissante que le temps qui passe. Il y a de la lucidité, peut-être de la rancœur, mais aussi des promesses, de la combativité et des anecdotes; le récit sensible de dynamiques qui survivent aux époques.