Lettre à mon neveu québécois
Cher neveu,
Je suis né sur l’île de la Grande Tortue, quelque part sous une montagne au nord de la Grande Rivière. On dit que c’est Iouske’a, le Jumeau mythique de l’Ordre lui-même, qui a modelé mon corps dans de la glaise rouge avant de m’insuffler la vie. Avec mes sœurs et mes frères, j’ai erré longtemps dans la grotte originelle, plusieurs générations, sûrement, avant de trouver la lumière. Ce n’est que lorsque nous sommes sortis des ténèbres, et que nous avons émergé quelque part sur Onyonhwentsïio’, que Iouske’a nous a prodigué les instructions initiales. Il nous a dit que l’on avait tout ce dont nous avions besoin pour vivre heureux et en harmonie. Que l’interdépendance est un signe de force, l’essence de l’existence, la clef de la survie. Que chaque élément doit être respecté, car chacun a un rôle dans la toile de la création. Qu’il faut trouver la paix intérieure pour construire des alliances. Que le pouvoir et la richesse doivent être équitablement répartis entre tous. Que la diversité humaine, comme celle du reste de la création, est un gage de santé et de longévité. Il nous a enseigné à bien nous comporter en tant que Onkwehonwe, hommes naturels. C’était il y a longtemps, tellement longtemps que je ne saurais le compter en nombre de millénaires, encore moins en années. La vérité, cher neveu, c’est qu’une fois que l’on franchit le cap des 10 000 ans, on oublie beaucoup, beaucoup de choses.
Lorsque tu t’es échoué ici il y a 400 ans, tu n’étais qu’une jeune pousse, naïve et quelque peu rebelle. Un enfant qui ignorait tout du monde et de sa nature profonde, mais dont l’outillage était si performant qu’on aurait cru à de la magie. Tu m’as séduit tout de suite. Et donc, je t’ai accepté dans l’alliance. Je t’ai pris sous mon aile, malgré ton arrogance et tes soubresauts occasionnels de violence. Malgré les maladies et la mort que tu traînais dans ton sillage. Je voyais ton potentiel. C’est pourquoi j’ai lavé ton corps et ton esprit de tous leurs maux. Tu disais être si malheureux en Europe, sous le joug de Pères barbares qui régnaient d’une main de fer. Ici, sur l’île de la Grande Tortue, tu n’aurais plus à subir ce poids. Tu pourrais prendre racine, t’épanouir et vivre en harmonie avec nous et le reste de la création. Tu apprendrais de nos enseignements, tu comprendrais ce que signifie être un habitant de l’Île. Au début, tu écoutais les enseignements prodigués, même si tu ne les comprenais pas toujours. Ce monde si ancien, que tu croyais à tort être nouveau, il t’obsédait. Lorsque nous en discutions, tu avais les yeux grands ouverts et les oreilles attentives. Tu as appris nos coutumes, notre mode de vie. Tu as balbutié notre langue, source de toutes nos connaissances. Tu as appris à cultiver les dons de la mère des Jumeaux-Créateurs: onenha’, yashe’ta’, oyare’sa’. Tu as appris à saisir l’eau de wahta’ pour en faire du sirop, à cueillir tihchiont et ohenhtayet, à chasser ohskënonton’. Tu as appris à danser avec les vents et les saisons, à te déplacer sur le territoire avec yänionhra’ et yahonwa’. J’ai cru que tu serais un bon neveu, respectueux de tes aînés. J’ai cru que tu passerais notre sagesse à tes enfants, que tu t’acclimaterais à ton nouveau milieu en toute harmonie.
Écrivain, poète, performeur et commissaire en arts visuels, Louis-Karl Picard-Sioui refuse les catégorisations et se définit avant tout comme un créateur. Membre du peuple wendat, il a été élevé et demeure toujours à Wendake. Il travaille depuis une quinzaine d’années dans le domaine de la diffusion de la culture et de l’art autochtone. Dans son dernier livre, un recueil de nouvelles intitulé Chroniques de Kitchike: la grande débarque (Éditions Hannenorak, 2017), il développe un univers cinglant faisant écho aux réalités des Autochtones dans les réserves du sud du Québec.