Assoiffés de commun
La vie d’une revue n’est pas linéaire, c’est le moins que l’on puisse dire. Depuis 1959, Liberté a connu quelques configurations plus ou moins asymétriques et des modèles de gestion variés, souvent artisanaux, mis en place au gré des équipes du moment. Nous disons modèles de gestion, or le mot «gestion» nous fait tiquer! On ne se refait pas, gens de lettres peu enclins à se gérer, mais il faut bien dire que s’occuper d’une revue, c’est aussi mettre les deux mains dans le réel, répondre aux courriels, rédiger des demandes de subvention, aller au bureau de poste, réparer des bobos technologiques, vendre des abonnements, et combien d’autres tâches invisibles et nécessaires. Qu’est-ce que la gestion à l’échelle d’une petite organisation? C’est aussi l’exercice du pouvoir, la division du travail, l’emprise sur le temps et l’argent. Les discussions intellectuelles, l’élaboration de la pensée collective de la revue se fait souvent dans les interstices de ces tâches. Est-ce à dire que le «vrai travail» se fait en marge de la gestion? Que le travail du sens se fait à l’écart du centre? L’espace de la réflexion, espace «improductif» en jargon comptable, est toujours à défendre. Voilà qui pourrait expliquer notre résistance à la gestion.
Les départs successifs de Pierre Lefebvre et de Jean Pichette, que nous saluons chaleureusement ici, nous ont forcés à repenser notre mode d’organisation. Le Liberté que vous tenez entre vos mains est le fruit d’un travail collaboratif, plus que jamais. Il nous semblait nécessaire, alors que nous tentons de penser dans nos pages le politique et l’art comme les deux pôles du commun, d’adopter un modèle le plus horizontal possible. Nous avons toujours travaillé en ce sens, mais il est temps d’appuyer sur l’accélérateur alors que les formes du commun s’effritent partout. Liberté nous apparaît comme un de ces lieux où il est possible d’imaginer de nouvelles formes politiques, de nouvelles façons d’assumer ensemble la responsabilité de la parole et du matériel. Et c’est dans l’air du temps; de nombreux organismes se tournent aujourd’hui vers ces modèles alternatifs comme une expression d’une démocratie en transformation. Comment échapper à l’ascendance des administrations, des systèmes, de la pensée de «gouvernance»? La vigilance accrue face à toutes les formes de pouvoir et d’iniquité rend caduque des modèles de leadership auparavant présentés comme des symboles de puissance, d’ambition et de virilité. Il devient envisageable de diriger une institution en collégialité, à travers les échanges et même les désaccords, que les cadres hiérarchiques tendent à aplanir. La vulnérabilité, l’humilité, la fraternité, le partage, parfois considérés comme des valeurs relevant du domaine de l’intime, font leur chemin dans le monde du travail. Revenons à ce besoin vital de créer du lien en pensant et en écrivant ensemble. Le catastrophisme ne nous intéresse pas, les solutions grouillent de partout. Retroussons-nous les manches, hop, hop.
Nous avons néanmoins besoin de meneuses pour assurer une permanence, tous occupés que nous sommes à gagner nos vies à gauche et à droite (plutôt à gauche). C’est avec joie que nous, membres du comité de rédaction, annonçons la composition d’une nouvelle équipe de direction bicéphale, composée d’Aurélie Lanctôt et de Rosalie Lavoie. Elles détermineront ensemble, avec le comité, les grandes orientations et la vision éditoriale de la revue.
Aurélie a parfois écrit chez nous, participé à des tables rondes que nous avons organisées. Elle est ce qu’on pourrait appeler une amie de la revue. Nous sommes heureuses et heureux de l’accueillir parmi nous. Sa feuille de route est impressionnante, son enthousiasme contagieux, son esprit critique vif. Nous ne pouvons souhaiter meilleure alliée pour Liberté, une fine lectrice qui sait interpréter le monde avec perspicacité et modestie.
Rosalie, pour sa part, fait partie de la revue depuis la Grande Refonte™ de 2012. Elle a officié sur le comité de rédaction, révisé et édité des centaines de textes. Écrivaine, elle a souvent publié dans nos pages (encore ici, vous pouvez lire la suite de son formidable reportage sur la boxe). Depuis environ un an, elle coordonne l’ensemble de la production. Son apport à la revue est inestimable. C’est une précieuse camarade.
En somme, Liberté réussit à allier continuité et nouveauté. On se permet de le souligner, mais de souvenir d’homme, c’est la première fois qu’autant de femmes occupent des fonctions dans la revue. Et la première fois en presque soixante ans d’histoire qu’elle est dirigée par deux femmes. En 2015, en publiant un numéro sur l’état des féminismes, nous avions pris la mesure de notre retard dans l’inclusion du point de vue des femmes dans la revue. Cette fois, la porte est bel et bien ouverte, nous avons le pied dedans.
Et trois ans plus tard, nous ouvrons un nouveau chantier. Nous soulignons une autre première fois pour Liberté: nous préparons un numéro composé majoritairement de voix issues des Premiers Peuples, numéro coordonné par Pierrot Ross-Tremblay et Nawel Hamidi. Depuis l’automne 2017, une chronique régulière fait entendre les échos de ce qui se passe partout au Canada dans les communautés autochtones. Cette Révolution assourdissante est en train de reconfigurer nos horizons de pensées.
Ces chantiers incontournables sont d’abord des gestes qui nous transforment de l’intérieur, des rencontres, des amitiés qui forgent la revue autant que ses discours et ses prises de position. En 2006, la toute nouvelle équipe de la revue dirigée par l’ami Pierre Lefebvre nous lançait, à nous, lectrices et lecteurs, une invitation: «Liberté est votre maison». Nous l’avons pris au mot, et nous vous la relançons.
Soyez aux aguets sur les réseaux sociaux, nous annoncerons bientôt un événement pour lancer le présent numéro. Il nous fait toujours plaisir de vous rencontrer.
Amitiés.