L’inexorable insurrection
Les femmes autochtones résistent encore à l’anéantissement, malgré quatre cents ans de violence coloniale.
Pour nous, Nikaui (mère)
Tu as la force d’un vol d’outardes au printemps
Tu as la grâce du lever de soleil en été
Tu as la beauté d’un arc-en-ciel après la pluie
Tu es la fraîcheur du souffle d’un enfant
Tu es la lumière qui passe au travers des nuages
Tu as tout donné pour que nous soyons une famille.— rita mestokosho, née de la pluie et de la terre
«De toute façon, c’était une prostituée.» «T’sais, les femmes autochtones, c’est pour la plupart des alcooliques et des droguées, ce n’est pas étonnant de les voir disparaître.» «Le viol, c’est dans la culture des Indiens.» Ces propos ne sont pas tirés d’obscurs forums de discussion ou de commentaires anonymes laissés à la suite d’un article de journal, mais sont ceux de magistrats comme le juge Ted Malone, celui-là même qui a réduit la peine des assassins de Pamela Jean George, une mère de deux enfants de Winnipeg qu’il considérait avant tout comme une prostituée, tuée parce qu’elle a refusé d’avoir des rapports sexuels avec ses assaillants. Ce genre de propos se glissent aussi dans les analyses de policiers, qui, comme dans l’affaire Robert Pickton, n’estimaient pas que la fréquence alarmante de disparitions de femmes dans le Downtown Vancouver était une priorité. C’était avant que Pickton ne soit déclaré coupable, en 2007, du meurtre de 26 femmes autochtones.
La violence faite aux femmes des Premiers Peuples ne loge pas seulement dans les gestes perpétrés contre elles et les membres de leur famille, mais également dans le regard que la société pose sur chacune d’entre elles. Nous avons intériorisé cette violence au point où elle détermine aussi le regard que nous portons sur nous-mêmes. Or, cette violence ne nous appartient pas, elle n’est pas le propre des femmes et des filles issues des Premiers Peuples. Il s’agit d’une séquelle et d’une production de l’histoire coloniale de ce pays, de cette province, et constitue les contrecoups d’un patriarcat eurocentriste, reconduit de génération en génération. Cette violence coloniale et sexuelle est notre damnation à tous. Elle a mené à un génocide toujours en marche, qui sert à asseoir la souveraineté de l’État sur des territoires volés… violés.
Les visages de la violence coloniale et sexuelle
Le colonialisme doit être compris comme un système institué pour exercer une oppression dans tous les domaines de l’existence humaine: physique, psychique, territorial, institutionnel, juridique et domestique. La violence sexuelle, sous toutes ses formes, s’infiltre quant à elle dans l’architecture coloniale pour devenir un moyen privilégié d’exécution de ce projet. Elle constitue un assaut à l’identité de la femme en tant que telle et à l’identité de la femme en tant qu’autochtone. Les stéréotypes, les préjugés, croyances et mythes qui découlent de ce macabre projet sont transformés en normes et deviennent les règles, les lois, les procédures, les mécanismes et automatismes avec lesquels nous gérons nos États, nos institutions, notre quotidien et notre vie privée.
Ainsi, les travaux d’Eleanor Leacock, qui s’est plongée dans les archives de la mission jésuite du XVIIe siècle au Canada, retracent le processus d’évangélisation et d’assimilation des femmes innu. On y voit comment les jésuites ont délibérément implanté des formes patriarcales dans les communautés autochtones, en incitant certains hommes à asseoir une autorité sur les femmes, en échange de pouvoirs ou de privilèges. C’est également suivant cette logique que le père Le Jeune a encouragé l’imposition de sévices aux femmes les plus réfractaires: privation de nourriture, tonte des cheveux, humiliations publiques, incarcération…
Les études, telles que celles menées par Martha Montour, Ron Bourgault et Sarah Carter, montrent de plus en plus comment l’État, de connivence avec les institutions religieuses chrétiennes, a par ailleurs mené une vaste entreprise de désacralisation du corps et de l’esprit des femmes des peuples dits «primitifs». Dès les débuts de la colonisation, on s’est entêté à mesurer le degré d’évolution d’une société, son niveau de civilité, en plaquant sur les structures sociales existantes l’idéal européen de la féminité. Les travaux de Winona Stevenson soulignent à ce titre qu’au sein des sociétés européennes de l’époque coloniale, la posture des femmes dans la hiérarchie sociale en est une de soumission, d’abord au père, aux frères, puis à l’époux. Les femmes européennes sont confinées à la maison, où elles doivent se consacrer à l’administration des ressources prodiguées par l’homme et à l’éducation des enfants. Bref, au travail de reproduction de la vie humaine. La femme européenne est reléguée à l’espace privé. Si elle cherche à participer aux affaires politiques, elle est punie ou humiliée. En effet, il est arrivé de voir, pendant la période victorienne, des femmes à qui on avait attaché la langue à un tronc d’arbre afin de les punir de s’être mêlées des affaires publiques. La femme européenne doit se conformer à un idéal de piété, de pureté, de domesticité et de désintéressement. Tout mode d’organisation de la vie sociale s’écartant de cet idéal sera frappé d’ignominie. On le qualifiera de «sauvage», de «licencieux», de «crasseux», voire de «satanique». Ainsi, l’indépendance économique, l’accès au contrôle des ressources et le droit d’exercer des pouvoirs politiques, de même que le contrôle de leur sexualité dont jouissaient, par exemple, les femmes issues des peuples innu, mi’kmaw ou haudenosaunee, juraient avec l’idéal des sociétés européennes et remettaient dangereusement en question les asymétries de pouvoir entre les hommes et les femmes, présentées comme une marque de sophistication sur le Vieux Continent. Il a fallu battre en brèche cette soi-disant «incivilité».
L’imaginaire colonial a également contribué à transformer symboliquement les corps des peuples opprimés en objets malpropres, souillés par le péché originel. Pour Albert Cave et Robert Warrior, la colonisation des peuples autochtones d’Amérique, soutenue par le christianisme, se compare dans sa logique à l’extermination des Cananéens, présentés dans l’Ancien Testament comme des êtres sexuellement immoraux, indignes. En important cette conception pour la colonisation nord-américaine, on a pu repousser jusque dans ses plus sordides retranchements la justification de la violence coloniale et sexuelle faite aux Premiers Peuples. Suivant les travaux d’Andrea Smith, le corps des colonisés, et particulièrement le corps des femmes autochtones ou racialisées, est malpropre ou menaçant pour la morale et l’ordre établi. Ainsi ce corps, inférieur, est de facto posé comme «violable», sujet à toutes les perversités: l’agression, le viol, le démembrement, la mutilation et la disparition ne comptent pas comme des crimes. On confisque ainsi aux Autochtones toute dignité humaine, et l’impunité s’installe. Les preuves des crimes s’effacent, leurs auteurs disparaissent tout comme les corps des victimes et les histoires qu’ils portent. Assassinées et disparues.
Aujourd’hui, lorsque les témoins et les victimes brisent le silence, comme l’ont fait courageusement nos sœurs à Val-d’Or, et dénoncent la violence sexuelle, les séquestrations qui s’accompagnent de «starlight tours1», les agressions armées, les voies de fait ou l’intimidation, ils ne sont pas crus. Pire, on dira qu’ils sont responsables de leur malheur. Surtout lorsque la parole lève l’omerta sur le racisme systémique envers les Premiers Peuples qui règne au sein des corps policiers et dans le système de justice. Lorsque les familles entreprennent des recherches pour retrouver une des leurs, elles ne sont que rarement soutenues par les institutions. On allègue la perte d’un dossier médico-légal, on prétexte qu’une enquête serait trop longue, trop coûteuse. Après tout, ce ne sont «que» des Autochtones. Lorsqu’on amorce des procédures judiciaires contre des policiers, on se retrouve devant ce constat: le système pénal échoue à rendre justice aux victimes. Il est difficile d’établir le lien entre les agressions et leurs auteurs, parce qu’on omet que la nature même du crime empêche la victime d’identifier son agresseur hors de tout doute raisonnable (si celui-ci était masqué; si la victime était intoxiquée; si elle était tenue dans une position où il lui était impossible de voir son ou ses agresseurs, ou si les crimes remontent à si loin que la mémoire flanche). Faudrait-il renoncer à obtenir justice?
Nous en parlons rarement, mais la résistance des femmes autochtones n’a jamais cessé. Depuis plus de soixante ans, des familles luttent pour mettre au jour la vérité sur leurs sœurs volées – Stolen Sisters – et elles doivent souvent mener les enquêtes elles-mêmes pour faire la lumière sur leur disparition. Mais il s’agit, plus largement, d’une résistance au colonialisme. Tout au long de l’histoire, les autorités religieuses et l’État ont usé de moyens coercitifs pour détruire le socle de leur ténacité. L’Acte pourvoyant à l’émancipation graduelle des Sauvages de 1869 avait pour objectif de déshériter les femmes autochtones au profit de leur mari ou de leurs enfants. Il faisait perdre le statut d’«Indienne» à toute femme qui mariait un homme allochtone. Cette législation prévoyait également le retrait de ce statut à tous les membres d’une famille dont le père avait rejoint l’armée, le clergé ou l’université, présumant leur assimilation complète au sein de la société dominante, purifiés qu’ils étaient de leur «indianité». Cette discrimination a été reconduite dans la Loi sur les Indiens de 1876, selon laquelle les femmes héritaient du statut d’Indiennes exclusivement à travers le père, mais d’un statut moins important que celui du père ou du mari, et le perdaient automatiquement si elles épousaient un homme allochtone. Si un enfant héritait de son statut par l’entremise de sa mère plutôt que de son père, il ne pouvait pas à son tour transmettre son statut à ses enfants. Depuis 1985, des centaines de milliers de personnes, majoritairement des femmes, se battent dans les cours de justice et auprès des législatures pour la restitution de leurs droits. À cause de ces mesures, des milliers de femmes furent exclues de leur communauté, éloignées de leur famille et ainsi plongées dans des situations de grande précarité au plan économique et social. Pensons seulement aux dispositions concernant le droit de propriété sur la réserve. Ces dispositions ont longtemps favorisé les hommes, seuls titulaires du certificat de possession, selon ce que stipule la loi, forçant les femmes et les enfants à s’exiler dans les cas de violence conjugale ou de séparation.
Enfin, l’enlèvement des enfants, qui furent placés dans les écoles résidentielles ouvertes dans les années 1870 et toutes fermées en 1996 (la dernière école, la Gordon Residential School en Saskatchewan, fut fermée en novembre 1996), a détruit des générations de familles, de femmes et d’hommes, aujourd’hui encore traumatisés et dépossédés de leur culture. Une autre pratique implantée au début des années 1950 par les provinces et les territoires, le Sixties Scoop, visait à placer systématiquement les enfants autochtones dans des familles d’accueil ou des institutions plutôt que de soutenir leur propre famille pour les aider à améliorer leur situation. Les travaux de Cindy Blackstock ont démontré que les services sociaux dans les réserves continuent, aujourd’hui encore, de recevoir 38% moins de financement que ceux des provinces. Cela fait en sorte que les enfants autochtones ont six fois plus de chances d’être retirés de leur famille par les services sociaux que les autres enfants. Dans bien des cas, un meilleur soutien aux familles et l’implantation de programmes de prévention auraient évité les abîmes de ces exils forcés. Et tout cela ne constitue que les éléments visibles des conséquences engendrées par la violence de l’État.
La face cachée du génocide. Quelques données sur les impacts actuels de la violence coloniale
En octobre 2016, le Centre pour la gouvernance autochtone de l’Université Ryerson a soumis un rapport au Comité des Nations Unies pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes. Ce rapport alarmant stipulait que le nombre de femmes autochtones incarcérées dans les prisons a augmenté de 83,7% entre 2003 et 2013. Les femmes autochtones représentaient 45% des femmes incarcérées dans les prisons à sécurité maximale et elles sont deux fois plus susceptibles de souffrir de maladie mentale que les hommes incarcérés. Selon les données recueillies par l’Alliance féministe canadienne pour l’action internationale et l’Association canadienne des Sociétés Elizabeth Fry, les agents de prisons sont rarement formés pour faire face aux cas de maladies mentales et de violence, et répondent trop souvent par l’enfermement dans des cellules d’isolement. D’ailleurs les femmes autochtones sont parmi celles qui sont le plus souvent placées dans les cellules d’isolement 23 heures par jour, et ce, malgré les recommandations du Rapporteur spécial des Nations Unies sur la torture.
Aujourd’hui, en 2018 au Canada, une femme issue des Premiers Peuples âgée entre 25 et 44 ans a cinq fois plus de chances de mourir d’une mort violente qu’une femme allochtone du même âge. Selon un rapport de l’Association canadienne des femmes autochtones, quatre femmes autochtones sur cinq ont vécu de la violence dans leur enfance. Une femme issue des Premiers Peuples sur trois vit de la violence conjugale. En 2015, cette même association déclarait qu’elle avait accumulé 582 dossiers de femmes assassinées ou disparues au Canada depuis les années 1980. La Gendarmerie royale du Canada, quant à elle, déclarait dans les médias en 2016 qu’elle possédait 1200 dossiers de femmes autochtones assassinées et disparues. Selon le ministère des Affaires autochtones et du Nord, les chiffres officiels seraient plutôt aux alentours de 4000 dossiers… Officieusement, c’est-à-dire en considérant les meurtres et les disparitions qui n’ont pas été répertoriés, déclarés ou enregistrés, le nombre s’élèverait à plus de 8000 cas. Et ce nombre ne cesse de croître.
La résistance toujours en marche
Devant ce constat, nous ne pouvons que douter de la capacité de nos institutions à intervenir efficacement et de manière constructive dans le débat, de leur volonté de se réformer et d’entreprendre les démarches nécessaires pour ne pas perpétuer les souffrances générées par des siècles de violence coloniale. Faudrait-il envisager d’avoir recours à une aide extérieure à nos frontières, indépendante, afin de jeter un regard lucide sur notre réalité, nos angles morts, notre myopie sévère? Permettre aujourd’hui à une telle violence d’exister, de perdurer, c’est oublier que demain, un autre groupe en sera la cible, une jeune fille, une sœur, votre enfant, vous…
Malgré tout, les femmes résistent encore. Les femmes de tous les peuples autochtones sont debout, elles sont vivantes, et bien qu’elles portent le fardeau de ces atrocités commises dans le silence et l’impunité, leur révolte continue. Désormais, nous devons braquer les caméras sur les responsables de ce carnage. Les femmes ne sont pas responsables de l’histoire de cette violence coloniale. Nous devons également comprendre les origines de cette violence, et admettre courageusement qu’elle nous habite toutes et tous. Les perfidies de la colonisation ont contaminé nos communautés, nos familles, nos cœurs, nos âmes, au point où nous en sommes venus à croire que notre agonie était méritée. Nous devons recréer des espaces sécuritaires où nous pourrons dialoguer dans l’ouverture. Sans projecteurs sur nos souffrances, nous parlerons. Et à la manière de ce qui nous fut enseigné, nous rétablirons la parole, la vérité, la solidarité comme instances de libération et de justice.
1. Les séquestrations accompagnées de starlight tours consistent en des «cures géographiques». On transporte, contre leur gré, des individus dans des endroits éloignés et on les y abandonne. Les personnes victimes de ces pratiques doivent retrouver leur chemin par elles-mêmes, marcher des kilomètres, dans des conditions difficiles. Ces pratiques ont été dénoncées dans 9 des 38 plaintes déposées par des femmes et des hommes des communautés algonquines de Val-d’Or contre les policiers de la Sûreté du Québec en 2017.
Nawel Hamidi est avocate, elle enseigne à l’Université Laurentienne (Sudbury) et est doctorante à l’Université d’Essex en Grande-Bretagne. Ses recherches portent sur les impacts juridiques et sociologiques de la colonisation dans les États
coloniaux et postcoloniaux. Ses dernières publications ont porté sur la critique des traités modernes au Canada et sur les impacts de la colonisation en Algérie après l’indépendance.
Née en 1991, Natasha Kanapé Fontaine est Innu, originaire de Pessamit sur la Côte-Nord. Elle est poète-interprète, comédienne, artiste en art visuel et militante pour les droits autochtones et environnementaux. Elle vit à Montréal.