La petite rousse en forme de tombeau
Un dimanche matin, dans les années quatre-vingt, ma grand-mère faisait le pendule au-dessus d’une double page de Paris Match et ça tournait à l’envers. Le pendule, formel, disait que Bernard Laroche n’avait pas tué le petit Grégory. Jean-Marie Villemin, le père de l’enfant, à côté de lui sur la photo, venait d’abattre d’un coup de carabine celui qu’il soupçonnait d’être l’assassin de son fils.
J’étais trop petite pour lire Libération et je n’ai connu que bien plus tard l’article délirant romanesque qu’y avait écrit Marguerite Duras (lisez, si vous la trouvez, l’édition qu’en a faite Héliotrope, précédée d’une préface bombe de Catherine Mavrikakis, ou écrivez à l’éditeur de ma part pour exiger sa réimpression). L’affaire est entrée par là dans la mythologie littéraire et s’est ancrée en nous – en moi – plus profondément.
Ça se passe le 16 octobre 1984. Un enfant de quatre ans, Grégory Villemin, est retrouvé noyé, pieds et poings liés, dans les eaux de la Vologne, dans les Vosges, en France. Il a échappé à la surveillance de sa mère tandis qu’il jouait devant sa maison. Ses parents, Christine et Jean-Marie Villemin, étaient depuis deux ans la cible d’un corbeau: ils recevaient des lettres et des appels anonymes pleins de jalousie et de secrets de famille. Dans le village, et dans la famille, ils étaient les bourgeois, les parvenus: lui était devenu contremaître à l’usine à vingt-quatre ans, c’est pourquoi le corbeau le surnommait «le chef». Ils étaient jeunes, beaux, l’enfant aussi, ils s’exprimaient mieux que leurs cousins. Ils avaient l’air de s’aimer et ils avaient acheté récemment un canapé en cuir.
C’est l’expertise graphologique qui désigne en premier lieu Bernard Laroche comme le corbeau. On ne sait pas encore analyser l’ADN. Laroche est un cousin des Villemin, moustachu, l’air bonasse. Lui aussi est contremaître à l’usine, mais sa promotion a été laborieuse. Lui aussi a une femme, Marie-Ange, et un enfant de quatre ans, Sébastien, mais celui-ci est un peu attardé, c’est ce qu’écrivent les journalistes.
Quand Marguerite Duras se rend dans le petit village de Lépanges pour écrire un article sur les Villemin, en juillet 1985, le juge Lambert, en charge de l’affaire, pense désormais que Grégory a été tué par sa mère. Cette fois encore, il s’appuie essentiellement sur des expertises graphologiques. C’est donc cette Sublime, forcément sublime Christine V. qui devient l’héroïne involontaire et monstrueuse de Marguerite Duras, l’emblème des femmes au foyer pleines de frustration et de rage. Elle sera innocentée complètement en 1993, le «petit juge» désavoué et Duras moquée, surnommée par Pierre Desproges «l’apologiste sénile des infanticides ruraux».
L’année dernière, sur la foi d’un logiciel puissant et d’une énième expertise graphologique, la justice a ressorti l’affaire pour mettre en examen deux vieux corbeaux présumés, oncle et tante haineux, les époux Jacob, à la haine de classe inébranlable, ainsi que le témoin clé de l’affaire. C’est d’elle surtout que je veux parler: Murielle Bolle. On n’a pas le droit d’écrire cela mais tout le monde le pense: Murielle Bolle ment. Elle sait la vérité. Elle serre tellement les dents pour ne pas l’échapper qu’il lui est venu un visage de forçat. Quitte à se faire haïr du monde entier, elle serre les dents. Ce qu’elle se reproche, elle ne pourra pas le racheter: le mari de sa sœur est mort à cause d’elle.
Elle a quinze ans, en novembre 1984, quand les gendarmes lui demandent de confirmer l’alibi de son beau-frère Bernard Laroche. Elle dit qu’il regardait la télé lorsqu’elle est rentrée à la maison. Les gendarmes tiquent: ça alors, c’est bizarre parce que lui, il dit que vous regardiez la télé quand il est rentré… Alors elle craque, elle dit oui c’est vrai je n’ai pas pris le car scolaire, Bernard est venu me chercher en voiture au collège, il y avait son fils Sébastien à l’arrière, il m’a emmenée dans un village, il est allé chercher Grégory, il est descendu de voiture avec lui dans le village suivant, il est revenu seul, voilà. Elle le répète au juge deux jours plus tard, le juge est content parce que ça confirme l’expertise graphologique qui accuse Laroche. Il fait chercher Laroche à l’usine, devant tous ses collègues, devant les caméras, en bleu de travail, on lui passe les menottes.
Ce soir-là, Murielle prend la raclée de sa vie. Les Bolle n’y vont pas de main morte, Marie-Ange, sa grande sœur, la secoue, à cause de toi mon mari est en prison. Sa mère lui arrache des touffes entières de cheveux roux.
Le lendemain, Murielle se rétracte et déclare que les gendarmes lui ont extorqué un faux témoignage. Elle le fait en grand, devant les caméras, au bord de larmes dignement ravalées: «Bernard est innocent. Mon beau-frère il est innocent.»
Bernard Laroche remis en liberté, le père de Grégory va l’attendre avec une carabine et le tuer à bout portant, devant sa femme et son fils. Marie-Ange est veuve. Elle n’adressera plus la parole à Murielle.
Murielle ne retournera jamais à l’école. Sa mère déjà malade meurt de chagrin. Dans la famille, Murielle devient la sorcière qui n’a pas su tenir sa langue. Puis dans tout le pays, pendant des décennies, elle est la petite rousse qui ment. Il faut dire que le village est le siège des journalistes et des curieux. Les énigmes non résolues font vendre du papier, et Grégory était photogénique. Murielle aussi, dans son genre. En 1993, au procès de Christine Villemin, elle maintient sa version. Elle n’en démordra jamais au fil des années. Elle était dans le bus. Ses camarades de classe se sont trompées de jour. Le chauffeur aussi. Et le couple adultère qui affirme l’avoir vue dans une voiture verte. Ils se sont trompés. Et l’infirmière à qui elle aurait confié ses scrupules sur la tombe de sa mère. Elle a tout inventé. Et le cousin qui dit qu’elle a été battue. Elle ne se souvient pas. Ce cousin d’ailleurs, elle ne le connaît pas. Elle est désormais mère de deux enfants, et chômeuse: personne dans la région n’a voulu l’embaucher. Tandis que toute la cour l’attend au tournant, cherche à la «faire craquer», son regard semble plus sauvage encore, celui de qui a accepté d’endurer l’opprobre populaire. Le monde lui souffle de soulager sa conscience et de lever l’énigme. Parfois on le fait pour elle: en 2017, quelqu’un écrit dans le registre de l’église du village ce que tout le monde attend: «C’est bien Bernard L. qui a tué Grégory. J’étais avec lui», signé Murielle Bolle. La graphologie cette fois conclut à un canular. L’ADN aussi. Mais elle, Murielle, ne parle plus. Que par l’intermédiaire de ses avocats. Elle vit terrée dans son silence depuis trente-trois ans. Elle doit bien ça à sa sœur qui a perdu son mari par sa faute. Quand elle est mise en examen pour complicité d’enlèvement et incarcérée à l’été 2017, le juge de l’époque, celui qui l’a écoutée, celui qui a remis Laroche en liberté, se suicide. Murielle a quarante-huit ans. Elle est toujours cette tombe rousse au regard buté, si profondément buté, animal. Elle n’est plus seulement témoin, mais suspecte. Si le meurtre est collectif, comme le pense maintenant la justice, si Laroche est allé enlever Grégory pour le confier aux deux vieux corbeaux qui l’ont tué, alors Murielle est complice…
Elle entame une grève de la faim en prison. Puis elle finit par gagner sa liberté au printemps 2018 sur une erreur de procédure. Ses avocats demandent une révision et une annulation de sa garde à vue de 1984. S’ils y parviennent, le témoignage pivot de l’affaire disparaîtra du dossier. En droit, un acte annulé, c’est comme s’il n’avait jamais eu lieu. Comme se racheter une virginité. Mais pour les spectateurs médusés que nous sommes, Murielle ne sera jamais innocente. Ni coupable. Ni rien. Murielle est la sauvagerie et le silence. Son livre à paraître prétend le briser, ce silence de cathédrale retenu si longtemps. Sera-t-elle autre chose que cette image incandescente sur le site de l’INA qui fait surgir une histoire puis la renferme à triple tour? Je me repasse les trente secondes de sa déclaration à la presse, guette le moment où son œil vrille, son œil trop ouvert s’écarquille, c’est à peine visible mais c’est là, le moment où elle ne s’effondre pas, où elle ne perd pas connaissance. Ce moment où elle signe son sacrifice. «L’autre enfant», écrivait Duras, je lis l’autre victime, sommée d’être loyale aux adultes au prix d’y gâcher sa vie entière. Dans cet œil écarquillé je vois une porte de plomb tomber comme une guillotine. L’héroïne secondaire, cachée, et coupable par-dessus le marché, sans gloire ni compassion, sans grâce, pas sublime pour deux sous. Je voudrais lui rendre au moins cela, sa tragédie qui est toujours passée au second plan. Comme on baiserait ses joues rondes et tachetées de rouquine de quinze ans. Ne pas essayer de lui faire cracher le morceau, pour une fois, juste lui rendre un peu de la tendresse que nous avons eue pour l’enfant mort, à celle-là, «l’autre enfant», qui a enduré la vie.
Dans les années 1980, mon père donnait un cours de théâtre aux patients d’un hôpital psychiatrique. On l’appelait pudiquement «le cours des déprimés». Je me souviens qu’il leur faisait faire un exercice inspiré de Bergman: deux acteurs, l’un se tait, l’autre le supplie de parler. C’était une ruse qu’il avait trouvée pour intégrer Roger, qui était complètement mutique, sur la scène. Roger était une tombe. Sa sidération était absolue. J’ai appris plus tard qu’il avait tué une petite fille, avant d’être interné en psychiatrie. Elle avait à peu près mon âge, c’est-à-dire celui de Grégory.
Claire Legendre est l’auteure d’une dizaine de livres publiés en France et au Québec. Elle est professeure de création littéraire à l’Université de Montréal.