Reportage

Les Algonquins de Val-d’Or

Contraints à la misère et au soupçon permanent, les Anishinaabeg de l’Abitibi résistent. Richard Desjardins est parti à la rencontre du «peuple invisible», qui est aussi un peuple invincible.

Les Nations unies ont déclaré il y a un bon bout de temps: «[…] Il est essentiel que les droits de l’homme soient protégés par un régime de droit pour que l’homme ne soit pas contraint, en suprême recours, à la révolte contre la tyrannie et l’oppression.»

Kwe,

Le cœur te lève. Le cœur se lève. Le cœur se soulève. Et puis se révolte. C’est ce qui va arriver.

Pendant des années, et jusqu’à récemment, à l’entrée du IGA de Val-d’Or, on affichait une vingtaine de photos de présumés voleurs à l’étalage, prises à partir des caméras du magasin. À peu près tous des Indiens, à ce qu’on pouvait figurer. Des visages un peu flous. Inculpés de rien. Condamnés d’avance. Car, voyez-vous, un soupçon à l’encontre d’un Indien équivaut à une preuve.

Les Indiens existent, on les voit se promener sur la 3e Avenue. Ils ramassent des botches de cigarettes et des amendes pour vagabondage. Des Anishinaabeg (g = s), comme ils se nomment, des Algonquins comme on les appelle. Ils existent mais tout juste, en fait. On n’a pas peur d’eux. La police peut violenter leurs femmes, les «squaws», les abandonner dans un banc de neige ou dans un pit de sable, ça n’ira pas plus loin. Ça n’a jamais été plus loin. Car, voyez-vous, une preuve à l’encontre d’un Blanc n’équivaut qu’à un soupçon.

Et quand les amendes pour vagabondage s’accumulent, on les met en prison, vu qu’ils n’ont pas d’argent pour les payer. C’est courant et plutôt pratique. Ça dégage les rues de la ville d’abord, ensuite les gouvernements les prennent en charge. Le responsable du poste de police de Senneterre, mécontent du fait qu’il devait gérer une diminution d’effectifs, a dit un jour à la radio: «Mettons qu’il faut aller amener un Indien à la prison d’Amos, ben y aura pus personne au poste.»C’était son imparable argument. En prison ou à l’air libre, un Anishinaabe demeure un être incarcéré. Depuis deux cents ans. Sa descendance le sera pendant quelque temps encore. Jusqu’au jour de sa révolte. Les Anishinaabeg ne sont pas nombreux, mais ils sont partout sur le territoire. Un jour, cette réalité prévaudra.

Leur présence en Abitibi remonte à huit mille ans, d’après l’analyse du plus ancien vestige de feu répertorié sur le territoire abitibien, à Taschereau, au moment où les peaux humaines commençaient à blanchir en Europe. Ils étaient là aussitôt que la grosse calotte de glace se fût retirée de l’Amérique du Nord. Avant l’invention de l’écriture, avant les pharaons d’Égypte. Bien avant nous. Et le seront longtemps après. (Aujourd’hui, quand on ne reçoit plus de signal radio et qu’on roule sur la gravelle, les Indiens ne sont pas loin.)

À Rouyn, où je suis né, on n’en voyait que rarement. Ça permettait de dire qu’ils n’étaient jamais passés par là. Un jour de dimanche – j’avais peut-être dix ans –, ma famille et moi voyagions vers Ville-Marie, on s’en allait visiter la vieille parenté. En arrivant au lac Témiscamingue, j’ai aperçu par la fenêtre du char un rassemblement de personnes aux visages plus basanés que les nôtres, des femmes portant de longues jupes aux couleurs écossaises.

— C’est qui eux autres, p’pa?

— Eux autres? Y ont toute perdu.

(C’est en réalisant un documentaire sur eux autres, cinquante ans plus tard, que j’ai pu constater la grosse part de vérité contenue dans cette laconique réponse du père.)

Le choc majeur que j’ai vécu s’est produit – j’avais 18 ans – dans le parc La Vérendrye. Étant fils de cadre d’une grosse compagnie forestière (CIP), des emplois d’été nous étaient parfois offerts. J’officiais à titre d’assistant-mesureur de bois dans un chantier de 160 bûcherons: le campe à Morin, à l’entrée nord du parc, pas loin de Val-d’Or. Je passais l’été en duo avec un mesureur patenté, sautant de pile en pile de billots, nos calculs fixant la paie du «bûcheux». Parmi nous, il y avait des Anishinaabeg. Leur travail était reconnaissable par le soin particulier qu’ils apportaient à leur ouvrage. De belles cordes de bois parfaitement dressées comme des murs, sur des parterres dégagés de tout encombrement pour ne pas déplaire au mesureur. On aurait pu y aller en pantoufles. C’étaient les plus appliqués, les meilleurs.

Une chose pourtant énervait mon mesureur, mais vraiment: ils arrêtaient de travailler à midi, quand la chaleur devenait trop accablante. Ils regagnaient leurs campements, comme tous les cueilleurs-chasseurs le font depuis la nuit des temps, quand c’est possible. Une «ostie d’gang de paresseux», disait-il, sans penser que cela ne le regardait en rien, ne lui enlevait rien non plus; sans réaliser que l’Anishinaabe connaissait bien sa petite mentalité de raciste ordinaire. C’est pourquoi ce dernier mettait toutes les chances de son bord en aménageant son chantier de façon impeccable. Peine perdue. Je voyais bien que mon mesureur ne lui accordait pas la marge dont il pouvait disposer dans le calcul parfois approximatif du diamètre des billots. Il le réduisait autant qu’il le pouvait. J’en étais témoin. Le racisme, ce n’est pas que du criage de noms.

Ce qu’il ne concevait surtout pas – moi non plus d’ailleurs –, c’est que le campe à Morin et ses 160 bûcheux attaquaient l’habitat des Anishinaabeg. Un jour, on est tombés sur un de leurs campements. Des tentes grises délabrées, des femmes qui ne nous regardaient pas, leurs enfants visiblement mal en point, des visages ravagés de rougeurs et de bleus. J’ai réussi à convaincre mon mesureur de remplir, le matin, deux boîtes à lunch pleines. Je ferais de même. On en laisserait chacun une sur la pile de bois. Tous les soirs, on les retrouvait vides. Je n’aurais certainement pas fait ça si j’avais été convaincu qu’ils mangeaient à leur faim.

Quelques années plus tard, en Bolivie, j’ai ressenti une vive impression de déjà-vu quand je suis tombé sur un campement presque en tous points pareil à celui du parc La Vérendrye. Che Guevara venait d’échouer dans sa tentative d’y exporter la révolution cubaine. L’armée l’avait assassiné. Je me suis dit qu’il aurait bien pu débarquer en arrière du campe à Morin. (Il serait encore vivant et chum avec Khadir. ¿Quién sabe?)

Il m’est arrivé de passer une fin de semaine au campe. À peu près tout le monde était parti brosser à Val-d’Or. Le samedi matin arrivent une dizaine de taxis en avant du baraquement. Que des chauffeurs. Les Indiens sont sortis lentement du bois. Au milieu de la grosse gang, une belle femme en robe de mariée, Meguis, s’est avancée, son fiancé à son bras. Ils sont tous montés dans les taxis pour se rendre à l’église, à une trentaine de kilomètres de là.

Je me suis couché tôt ce soir-là. Au lever du jour, j’ai entendu une voix de femme brailler. Très fort. Je me suis levé. Une brume dense montait du chemin. La voix s’est rapprochée et j’ai finalement aperçu la silhouette de Meguis, la mariée, revenue toute seule, à pied, sa robe salie de boue. Ahurissant. D’habitude on voit ça au cinéma. Elle est passée devant moi. Je lui ai demandé:

— Avez-vous besoin d’aide?
— Mange d’la marde! qu’elle m’a crié.

Arrêt sur image

De ce que j’ai compris, de ce que je n’ai pas compris, de ce que je n’ai pu comprendre de cette scène – je ne suis sûr de rien –, une chose est claire: cette fiancée partie se marier le matin avait marché trente kilomètres pour revenir vers sa tente, la nuit, seule, et il n’y avait personne de sa bande pour l’accompagner. Tous soûls à l’hôtel de la place, que je me suis dit sur le coup. Et encore. Savaient-ils seulement qu’elle avait quitté le party? À la cérémonie, avait-elle commis quelque chose d’assez grave pour mériter une telle déconvenue? Personne ne le saura jamais, à part ceux qui étaient là.

Libre à chacun de penser ce qu’il veut bien de cette histoire. On pourra dire, par exemple, que chez les Blancs, il y en a eu aussi des mariages qui ont capoté de façon dramatique le jour même des célébrations. Des trahisons, des meurtres même. Il y a plein de romans et de films sur le sujet. C’est vrai. Mais qu’absolument personne parmi la cinquantaine de convives n’ait secouru la mariée témoigne d’une dépossession psychique collective. On pourra dire aussi que les colons blancs déportés dans la région abitibienne ont mangé de la misère plus noire encore sur leurs «terres de Caïn», comme ils les appelaient. C’est peut-être vrai. Mais elle a duré le temps que les industriels et le gouvernement leur fournissent, pour une bonne part d’entre eux, des jobs. Les lopins de terre leur appartenaient en propre, ils nourrissaient un rêve, ils avaient un avenir, et leurs enfants aussi. Ils n’étaient pas seuls. Tandis que le peuple anishinaabe, lui, dans son entier, est tombé seul. Contre tous et tout.

On pourra aussi dire que de se comporter collectivement ainsi dénote chez ces Indiens un laisser-aller moral, une incapacité de s’adapter à l’inéluctable «modernité» des temps, à ses nouveaux rites, d’où cette propension à vouloir les «civiliser», à organiser le territoire à leur place puisqu’ils n’ont pas l’air de savoir le faire eux-mêmes.

À leur insu, les ressources minières et forestières avaient déjà été «privatisées». Or, le concept de propriété privée n’existait même pas dans leur esprit. On ne possède pas un territoire, nous sommes possédés par lui, disent-ils. Son partage est donc toujours demeuré, pour eux, une chose naturelle, une occasion où s’est engouffrée sans retenue l’historique cupidité européenne nouvellement débarquée en Amérique. Être contre Avoir. Les Indiens, eux, ne possédaient que leurs objets personnels. Et n’ont jamais intégré le concept de «job». Aller travailler pour un autre ne s’envisageait même pas. Une forme d’esclavage, considéraient-ils.

Meguis, la mariée, n’avait plus d’autre place où se rendre quand le soleil monterait dans le ciel. Elle aurait pu se diriger vers Val-d’Or, à équidistance de son campement. Mais aucun bungalow ni chambre d’hôtel ne l’aurait accueillie. Pas même la prison. Elle s’est dirigée vers le seul endroit qu’elle connaissait, ce lit humide, le sien, qui prendrait la moitié de la journée à la réchauffer. Quelqu’un de la bande – dont elle ne saurait plus quoi penser  – la réveillerait en plein cauchemar pour la précipiter dans un autre encore pire, la continuation de sa propre vie, de cette nuit algonquine qui n’en finit plus de finir. Comment nourrirait-elle l’enfant qu’elle portait – probablement  – en elle?

C’est à cette époque, vers 1970, que s’est achevée, à bout de souffle, la saga algonquine vieille de vingt siècles. Ce peuple nomade par définition – occupant ce qu’on appelle le bassin de l’Outaouais, avec comme capitale générale le parc de La Vérendrye – s’est un jour retrouvé coincé par l’implantation des villes minières au nord et par l’occupation blanche des Hautes-Laurentides au sud. Squeezé. La construction de la route fédérale 117 Mont-Laurier–Val-d’Or (1939) a fendu leur domaine en deux, d’est en ouest. On leur interdira d’emblée d’établir un campement à moins de 15 kilomètres de la route. On les sommera de se rendre invisibles sur une bande d’un kilomètre de chaque côté pour ne pas «nuire aux touristes voyageurs». Le racisme, ce n’est pas juste du criage de noms.

Aujourd’hui, la seule affiche bilin­gue algonquin-français que je connaisse est plantée au milieu du parc La Vérendrye, à l’entrée du Domaine, étape de restauration pour les «touristes voyageurs». Il y est écrit: Manadjitodan kakina kegon netawigig kakina edashyag. «Respectons la présence de tous et chacun.» Étrange pancarte. Comme si cette consigne n’allait pas de soi. Cette initiative, toute blanche, tente subrepticement de simuler une égalité entre les deux sociétés alors qu’historiquement, la «présence» des Blancs a fait s’effondrer le peuple d’à côté. Imaginez une semblable pancarte plantée par les Israéliens au cœur de terres palestiniennes usurpées.

À l’époque du mariage de Meguis, au lac Transparent, toujours dans le parc, se déroulaient des expériences troublantes qui allaient bouleverser la donne forestière du pays. Dorénavant, on pourrait bûcher jour et nuit. La Canadian International Paper (CIP) de New York y testait l’efficacité d’un monstre mécanique de 40 tonnes: l’abatteuse. Celle-ci pourrait, en une seule journée, faire l’ouvrage qu’un bûcheron accomplissait pendant toute une saison. La coupe à blanc était née. La coupe de Blanc. En anishinaabe, un Québécois se dit: Tigougi, «coupeur d’arbres».

Le peuple invisible

En 2007, je suis confortablement assis sur la galerie du campe de Jacob Wawatie, élevé en plein bois par sa grand-mère qui n’a jamais parlé ni français ni anglais. Elle lui a appris à se nourrir et à s’abriter sur un territoire dont la température moyenne annuelle est d’un petit degré Celsius. On ne peut s’imaginer toute la fine connaissance des lieux qu’il faut acquérir, la technologie requise pour amener, ici, un enfant à maturité. Chaque phonème de la langue correspond à un outil de survie. Wawatie connaît sa zone comme un chauffeur de taxi connaît sa ville. Devant ce splendide panorama boréal, il me dit:

— Tu vois tout ça, c’est comme un grand frigo. Qu’est-ce que tu veux manger?

Au loin, on entendait le bourdonnement des abatteuses.

En aucun moment de l’histoire, aujourd’hui compris, l’occupation du territoire algonquin n’a fait l’objet d’une négociation digne de ce mot. Il y eut un temps où la ville de Val-d’Or comptait deux habitants: Gabriel Commanda, trappeur anishinaabe, dont la «trail» s’étendait le long de ce qu’on appelle aujourd’hui la 3e Avenue, l’artère principale de la ville, et Robert C. Clark, prospecteur américain qui faisait attention pour ne pas se perdre. Un jour, Commanda montra à Clark des roches qui brillaient de façon spéciale. C’était de l’or. Une grosse mine payante naquit. On remercia Commanda pour cette trouvaille – du moins je l’espère –, puis on l’expulsa de son territoire de chasse. Le racisme, c’est pas rien que du criage de noms.

Robert Monderie et moi avons réalisé le documentaire L’erreur boréale en 1997. Pendant le tournage, nous sommes entrés en contact avec le vieux trappeur cri Isaac Dixon. Il nous a dit qu’une sorte de voile s’était douloureusement déposé sur son âme à la vue des coupes à blanc exécutées à répétition sur son territoire.

Ils sont venus tout chercher, sans notre permission, et nous les avons laissés faire.

Nous n’avions aucune raison de penser que cet homme, à la fin de sa vie, dans sa sobre roulotte de Waswanipi, ne devant rien à personne, pouvait dire autre chose qu’une simple vérité. Son constat aurait pu être partagé par les onze peuples autochtones du Québec. Y compris les Anishinaabeg. L’idée nous est venue de faire un documentaire sur eux. De raconter leur histoire. Que nous ne connaissions pas, que personne ne connaissait, y compris eux-mêmes, pour beaucoup.

Des documents, y en n’avait pas des tonnes. Très peu de livres, quelques bonnes études universitaires, des bouts de films épars, le témoignage du regretté Marc Côté, éminent archéologue abitibien qui pouvait, lui, reconstituer la journée d’un Anishinaabe au douzième siècle. Mais, en fin de compte, nous avions cette impression que le sujet n’avait jamais intéressé grand-monde. Et peut-être que la frange lettrée de la société québécoise a toujours été davantage préoccupée par la promotion de sa propre destinée que par la destinée de ces peuples nomades sur lesquels imposer une «souveraineté», ce qui restera toujours facile quoi qu’il advienne, vu leur infériorité numérique, pense-t-elle.

Notre film, Le peuple invisible, a été bien accueilli par les Anishinaabeg. Ils l’ont trouvé dur mais important. Le soir de la première, en octobre 2007, au Théâtre du Cuivre de Rouyn-Noranda, les chefs des dix communautés anishinaabeg y assistaient en même temps que le ministre québécois responsable des Autochtones, à l’époque, Benoît Pelletier. Dans sa courte allocution, il n’a même pas salué ni même signalé leur présence. J’y ai vu du mépris. Institutionnel.

Lors de la sortie du film, un journaliste nous a demandé si Le peuple invisible aurait le même impact que L’erreur boréale auprès de l’opinion publique, entendu que ce dernier ouvrage avait sensiblement grafigné la belle image de notre gestion forestière, jusque-là relativement bien acceptée par la population. Nous avons répondu que non, la foresterie brassait vingt milliards de dollars par année, un Indien ne valait rien pantoute. D’aucuns auraient pu rajouter: «Ils nous coûtent même de l’argent!» Cette phrase-là, combien entendue, est la première cartouche du raciste ordinaire, incapable d’envisager que le pillage des ressources de l’habitat algonquin peut avoir un prix, alors qu’il prend des assurances pour protéger les biens de son bungalow.

Je reste toujours surpris par la placidité quasi légendaire des Anishinaabeg, qui n’ont opposé à l’occupation violente de leur territoire qu’une résistance foncièrement pacifique se résumant à quelques barrages de routes sporadiques. Colère contenue, c’est sûr, qui ne s’est jamais convertie en guerre ouverte comme parfois chez les Iroquois, et qui a plutôt pris la forme d’une étonnante résilience. À la longue, elle s’avérera une force, si les pouvoirs en place ne parviennent pas à l’anéantir. Ce qui semble être le cas.

Avant la visite de Jacques Cartier, les Autochtones de la vallée du Saint-Laurent ne voyaient leurs propres visages que dans l’eau calme d’un lac ou dans les yeux d’un autre.

Les Français sont arrivés avec des miroirs. L’effet que ç’a eu! Comme une télévision céleste. Et puis, et surtout, ces couteaux, ces haches en métal de fer! Il n’existait pas ici, à fleur de terre, d’élément fusible capable de liquéfier le minerai à 1538 centigrades – comme le charbon pouvait le faire – pour en sortir du vrai fer. En Europe, oui.

Pour ces haches, ces couteaux, pour ces miroirs, les Indiens du Saint-Laurent étaient prêts à donner beaucoup aux Français. Même ouvrir «at large» leur propre territoire, pour les guider vers ce qu’ils convoitaient par-dessus tout, les castors. Ils pouvaient les localiser jusqu’à l’ultime nouveau-né, depuis le lac des Deux-Montagnes jusqu’au grand lac Abitibi. Leur domaine couvrait plus grand que l’Angleterre. Le feutre des castors donnait des chapeaux «haut-de-forme» qu’arboraient à l’époque les maîtres de l’Europe. La cohabitation se passait relativement bien.

Aussi, ils avaient intérêt à s’allier avec les Français pour mieux se protéger de leurs éternels voisins belliqueux, invasifs, qui avaient réussi à prendre le contrôle des Grands Lacs et n’entendaient pas s’y cantonner: les Iroquois. Eux aussi s’agitaient dans le business du castor, mais avec les Anglais de New York, qui, en plus de les payer en double, leur fournissaient des fusils et de la boisson pour les allumer, choses prohibées en Nouvelle-France. Quand ils eurent exterminé les castors de leur territoire, ils ne se gênèrent pas pour aller voler la dernière peau dans le fond de l’Abitibi anishinaabe, jusqu’à Kanasuta.

Les Anishinaabeg apportaient leurs fourrures au comptoir des Deux-Montagnes, près de Montréal, à l’embouchure de la rivière des Outaouais. Par la suite, et pour contrer l’arrivée des bateaux anglais par le nord (baie James), les Français ont installé des dépôts dans le territoire des Anishinaabeg, au lac Témiscamingue, au lac Abitibi, puis au lac Victoria, au cœur même de leur domaine. Là où les ancêtres de Meguis passaient leurs étés, de mai à septembre, et qu’on peut imaginer agréables. Il y avait là un millier de personnes peut-être, à célébrer la vie et ses morts, à jouer, grands comme petits, à parler des Blancs qui s’approchaient, à marier la progéniture, à lui attribuer des territoires. L’eau poissonneuse les comblait, framboises et bleuets en extra. La belle vie quoi… Qui a quatre mois de vacances aujourd’hui?

Mais ils ne vivaient pas vieux, emboucanés dans leurs cabanes de peaux, perclus d’arthrite, décimés par les épidémies exogènes qui ramenaient constamment leur progression démographique à zéro. En dépit de tout, le voisinage avec les Blancs leur était plutôt supportable, dans la mesure où, en échange des fourrures, ils obtenaient ce qui leur facilitait la vie ou leur manquait. D’abord, ce qu’ils appellent «les trois blancs»: le sucre, le sel et la farine – auxquels s’ajoutera, plus tard, la cocaïne.

Pour les huit autres mois de l’année, cependant, il fallait se concentrer grave pour survivre. C’était dur mais on ne le savait pas, m’a déjà dit une Anishinaabe. Ils se répartissaient le territoire en clans d’une centaine d’individus, subdivisés en familles d’une dizaine, disséminées avec grande précision le long des bras de rivières et des lacs pour que tous aient à manger en tout temps. (On a calculé qu’il fallait 25 km2 par personne pour abriter et nourrir la population anishinaabe.) À ces latitudes, la nourriture soutenante devient rare l’hiver, gelée, enfouie sous la neige ou sous trois pieds de glace. Sûr qu’en fin d’été on réduisait les fruits sauvages en pains compacts gorgés de vitamine C, pour les temps froids. Mais à un moment donné, au creux de l’hiver, les protéines venaient à manquer. L’important alors était de bien administrer le cheptel d’orignaux. Il fallait en tuer un par deux mois pour nourrir la famille. On savait où ils se trouvaient, chacune des têtes, à tout moment. Le braconnage de cet animal par un étranger, n’appartenant pas au clan, constituait le seul motif méritant la mort.

Celui qui savait repérer les orignaux, les tuer, les dépecer et ramener la viande au campement, c’était le chef. Point barre. Toute autre incarnation de l’autorité n’existait pas chez les Anishinaabeg. Et n’existe toujours pas. Ils chérissent toujours la règle de l’unanimité, l’idéal démocratique, mais parviennent difficilement à une décision commune… D’où un de leurs problèmes actuels: même aujourd’hui ils n’arrivent pas à fédérer leur dizaine de petites communautés. Des anarchistes au fond de l’âme. Ils se considèrent comme des êtres libres.

1828

Ça ne change rien, signez ici, saignez là.
C’est ça. C’est beau
Ça ne change rien
Vous allez rester un Indien
Pour le restant de vos jours
C’est juste que vous ne pouvez pas rester ici.

— Patrice Desbiens

En 1828, les derniers Anishinaabeg quittent le lac des Deux-Montagnes, perdant leur accès millénaire au fleuve Saint-Laurent. La mode du chapeau haut-de-forme s’est évanouie en Europe et la demande en castors, conséquemment. La population blanche de l’île de Montréal déborde maintenant vers l’île de Laval, repoussant les «Wabo» vers le nord. Commence alors le refoulement, l’encerclement, l’étranglement d’un peuple sur place depuis dix mille ans. Ça continue aujourd’hui. Ils sont encore dix mille. Réfractaires, férocement indépendants.

La plupart des peuples autochtones d’Amérique ont signé des traités cédant l’utilisation de leurs territoires aux Blancs. Rarement honorables, sinon jamais, souvent soutirés par contrainte. En guise de contrepartie: des guenilles ou à peu près. Ces papiers paraphés d’un «x» ou d’un dessin par des illettrés reconnaissaient tout de même que les Européens ne se sentaient pas tout à fait chez eux. Qu’ils sollicitaient une certaine légitimité d’y être. Ce ne sont pas tous les peuples qui ont signé ces traités, ceux de la vallée du Saint-Laurent ne l’ont pas fait, en tout cas.

En 1759, les Anglais lâchent 50 000 boulets et bombes sur la ville française de Québec. Les habitants comprennent alors qu’ils ont un nouveau maître. Les Français n’avaient jamais reconnu de droit territorial aux Indiens de la vallée. Comme si la question ne s’était jamais imposée à leur esprit, la simple coexistence pacifique leur assurant la perpétuation de leur petit trafic de poils. Les Britanniques en profitèrent alors pour statuer que si de tels droits avaient jamais existé, ils avaient été enterrés sous les bombes.

Le roi George III d’Angleterre a bien pu proclamer par la suite (1763) que les Indiens en avaient, des droits, que les régions jugées essentielles à leur mode de vie devaient être laissées intactes et qu’une entente entre les chefs amérindiens et le gouvernement était nécessaire pour qu’un territoire soit colonisé, mais c’était pour les contenir, pour ne pas se les mettre à dos, au moment où ses propres colonies américaines entraient en rébellion. Royal pudding.

Si, dans la Province of Québec, ni les Anishinaabeg, ni les Atikamekw, ni les Innu n’ont signé de traités, cela veut dire qu’aucun de leurs territoires n’a été cédé ou vendu. Vrai? Si le peuple cri a abdiqué ses droits de sol en échange de barrages hydro-électriques, érigés sur son territoire, cela signifie que ces droits existent, non? Droits qui lui ont permis, entre autres, de créer la société de développement Eenou-Eeyou, aussi une compagnie aérienne, Creebec, et de baptiser de ce nom l’aréna de Val-d’Or.

Il y a autant de Cris que d’Anishinaabeg vivant dans cette ville, l’Abitibi constituant leur frontière commune. Un jour, un de mes amis demande au maire de Val-d’Or, Fernand Trahan – le Donald Trump du Nord –, pourquoi on voyait des affiches bilingues français-cri mais pas d’inscriptions français-algonquin: «Les Algonquins? Y’ont pas une cenne…»

Les Anishinaabeg pourraient et devraient exproprier Saint-Sauveur et Mont-Tremblant, et si la Cour suprême leur donnait tort, leur refusait leurs droits, ils pourraient ajouter à leur liste d’expropriation le terrain sur lequel la Cour est sise à «Ottawa», mot algonquin qui veut dire «commercer».

«Il ne faut pas revenir sur le passé.» On entend souvent ça, surtout de la bouche de ceux qui n’ont pas intérêt à ce qu’on se penche sur ce passé. Retournons-y quand même, allons là où nous l’avons laissé, au déclin du trafic du castor et à l’apparition fortuite de Napoléon Bonaparte dans le décor. Nous sommes au début des années 1800. L’empereur est en train de conquérir l’Europe (300 000 jeunes Français seront sacrifiés pour ses lubies), mais il n’arrive pas à débarquer en Angleterre. Il interdit alors à tous les ports du continent européen d’accueillir les bateaux anglais. C’est le blocus continental. Or, la marine anglaise a besoin de bois pour entretenir sa flotte. Elle le trouvera bien sûr dans la vallée du Saint-Laurent, en Outaouais, en territoire anishinaabe, où règnent d’immenses forêts de pins blancs qui seront dravés jusqu’au port de Québec. La Royal pudding opérait.

Laissez passer les raftmen,
Bing sur la ring! Bing, bang!

À mesure que montent les bûcherons vers le nord, les 25 km2 par personne nécessaires aux Anishinaabeg pour leur survie se ratatinent. On n’a plus besoin de leurs corps mais de leur territoire et surtout de ses arbres. Les famines deviennent fréquentes. Les autorités se posent la question de plus en plus souvent: «On en fait quoi, de ces sauvages-là?»Je me demande parfois si la «solution finale» n’a pas été abordée ouvertement dans les arcanes du pouvoir blanc. (Les Américains, eux, ne tergiverseront pas longtemps sur la question indienne. Ils en confieront le dossier à l’ineffable duo Colt & Winchester.)

Le gouvernement canadien, en 1851, propose finalement aux Anishinaabeg de se regrouper dans deux camps de concentration, à Maniwaki (Outa­ouais) et à Notre-Dame-du-Nord (Témisca­mingue), sur leurs propres terres. L’armée de bûcherons s’en vient. On va espérer que les sauvages s’étouffent d’eux-mêmes ou qu’ils abandonnent le droit d’être ce qu’ils sont réellement: des non-Européens. Qu’ils se dissolvent.

L’existence de ces «réserves» ne devait pas dépasser le temps d’assimilation des occupants – une dizaine d’années tout au plus, pensait-on à l’époque – pour en faire des agriculteurs sédentaires, eux qui avaient toujours su se nourrir sans ouvrir le sol. Pour compenser cette réclusion, l’État fédéral leur promettait «rations» et écoles. Ils deviendront à terme des «pupilles de l’État», c’est-à-dire des enfants aux yeux de l’État, libres de taxes évidemment, car on ne taxe pas un enfant. Ils ne pourront pas enregistrer leur mécontentement puisqu’ils n’auront pas le droit de vote. Comme des enfants. Ils demeureront des propriétés fédérales sur des territoires provinciaux, de cette façon maintenus dans un éternel néant politique. Nowhere forever.

Ils auront une «carte d’Indien» portant un numéro d’identité personnel. Ils devront demander la permission pour sortir de la réserve. Les prêtres-baptiseurs changeront ou déformeront le nom des nouveau-nés. Les Indiennes qui marieront des Blancs ne seront plus des Indiennes, non plus que leur progéniture. À sa seule guise, le fédéral nommera les chefs de bande, avec une prédilection pour les plus dociles, qui seront redevables devant le gouvernement et non vis-à-vis de leurs populations. Comme ça, on devrait arriver à les éteindre. C’était au temps des arrière-grands-parents de Meguis.

La plupart ne se sont pas rendus dans ces «réserves», qui allaient, by the way, inspirer les créateurs de l’apartheid sud-africain. Ils ont préféré vivre libres, mais la grande difficulté à s’adapter au saccage forestier les a obligés, au fil du temps, à se regrouper en une dizaine d’autres petits établissements constituant plus ou moins des zones de non-droit habitées par des squatters millénaires. Tel est le statut des Anishinaabeg.

La razzia

Ce qu’ils en ont bavé. Imaginez. Début 1900. Leur territoire est envahi par cinq mille lumbermen. Autant sinon plus que la population anishinaabe de l’époque. L’écosystème chamboulé, le garde-manger saccagé, les animaux désemparés, les repères évanouis, ils s’en sont remis à la réserve de graisse accumulée dans leurs propres corps pour passer au travers. La mort les a plus que menacés. Les grands-parents de Meguis aussi, probablement.

Après le pin, c’est à l’épinette qu’on s’attaqua, l’arbre le plus toffe du monde, fibreux à souhait, qu’on retrouve à profusion jusqu’aux limites des toundras du monde, apprécié des éditeurs américains de papier journal, préféré des peintres japonais, donnant de si tendres madriers qu’on peut les clouer en deux bons coups de marteau plus un petit troisième pour la luck. Les charpentiers américains l’adorent pour ça.

Des centaines de milliers de cordes de pitounes de quatre pieds sont stockées durant l’hiver sur des barrages de rétention. (On construira cinquante de ces ouvrages.) Et au printemps, au dégel, on ouvrira les vannes et ça partira vers les moulins à papier, privés, couvrant la grande rivière des Outaouais et ses affluents, assez que, parfois, on n’en voyait plus l’eau.

C’étaient aussi les voies de communication des Anishinaabeg. Essentielles. Leurs autoroutes-canots. Il était maintenant plus facile de marcher dessus en raquettes… On ne peut pas imaginer l’effarement de ce peuple voyant ces multitudes d’arbres tomber par terre tout d’abord, puis dans leurs rivières.

Un coup de masse survient en juillet 1917 quand le gouvernement leur interdit la chasse à l’orignal. Ignace Jaboisie, chef de la communauté du Grand lac Victoria, écrit à l’agent des Affaires indiennes: «Nous, les Indiens, n’avons pas de compte de banque ni d’argent de côté et si on ne nous permet pas de chasser l’orignal pour notre propre consommation, la vie serait plutôt difficile et même, en fait, notre survie serait en jeu.»

Le pillage de la faune atteint une intensité telle qu’en 1928, un autre membre de la bande rapporte qu’il a vu jusqu’à douze Blancs trapper sur son territoire de chasse pendant l’hiver. «Pire qu’une invasion iroquoise», qui, elle, ne repartait pas avec le garde-manger.Les parents de Meguis ont connu cette époque. Et l’avocat qui aurait voulu porter plainte en leurs noms encourrait une amende de 200$. Le racisme, ce n’est pas que du criage de noms.

(On aimait cependant les voir passer de temps en temps dans le local en arrière de l’hôtel Moose à Val-d’Or, dont on leur interdisait l’entrée principale. Là, ils empilaient leurs fourrures et, en guise de compensation, le patron leur versait un 40 onces de Saint-Georges directement dans le fond de la gorge, toujours debout.)

D’autres sortes de barrages se sont ajoutés par la suite dans le bassin de l’Outaouais, plus de mille, dont 125 de nature hydro-électrique. Pas un seul de ces barrages n’a reçu le moindre mandat de fournir les Anishinaabeg en électricité. À Rapid Lake, ils sont encore entassés à hauteur de 8,2 personnes par cabane, en pleine immensité boréale. Mais on soutire annuellement 50 millions de dollars de produits forestiers et 50 autres millions en hydro-électricité de leur domaine. Et pour eux, pas une crisse de cenne n’est prévue, rien pour compenser une quelconque utilisation de leur territoire.

La chasse aux enfants

Une centaine d’années après la création des réserves (1851), ce peuple autochtone, tout comme les autres du pays, ne s’était toujours pas dissous comme attendu. Alors on leur prit leurs enfants, l’un après l’autre. (J’ai même déjà entendu dire que la police avait conçu des filets spéciaux à cet effet. Ces filets ont été retrouvés dans des peintures autochtones de l’Ouest.) On les séquestra dix mois par année dans des pensionnats religieux, avec interdiction formelle de parler leur langue. Meguis était de ces écolières. Le mot d’ordre avoué: «les blanchir». Le viol de leurs corps était toléré. L’humiliation comme méthode pédagogique, privilégiée. Quatre mille enfants y sont morts. Certains furent enterrés sur place, dans des fosses communes.

Rendus grands, les écoliers sont revenus dans leurs réserves, pour la plupart sonnés par l’interminable captivité, désormais inhabiles à saisir le langage de leurs parents et, de ce fait, tenus ignorants des codes d’utilisation du territoire: ils étaient devenus des étrangers. Désemparés, ils ont dérivé graduellement vers un état d’anomie, exactement comme le souhaitait le gouvernement blanc depuis 1820.

Anomie: «État de désorganisation, de déstructuration d’un groupe, d’une société, dû à la disparition partielle ou totale des normes et des valeurs communes à ses membres.»

La loi interdisait de les tuer mais pas de les asphyxier.

J’ai une amie qui faisait partie d’une petite troupe de théâtre à Val-d’Or. Septembre venu, la commission scolaire les engageait pour faire le tour des classes de première année. Au moyen de techniques particulières, la troupe parvenait à déceler parmi les enfants ceux qui semblaient vivre une forme de violence à la maison: un ou deux cas par classe, généralement. La direction de l’école en était alors avisée. Les comédiens faisaient aussi le tour des réserves indiennes.

— Et là, combien de fillettes agressées?

— Toutes.

Une société ne peut se remettre d’un tel désastre sans qu’un bouleversement majeur n’opère au cœur de sa volonté. L’argent que le fédéral s’est senti obligé de verser pour compenser l’horreur des pensionnats n’effacera en rien cette mémoire, ne changera rien au fait que les Anishinaabeg ont perdu leur territoire et que tout autre lieu s’assimilera désormais, dans leurs consciences, à une prison psychique. (En guise d’illustration, au Québec, compte tenu des populations respectives, il y a quatre fois plus d’Autochtones incarcérés que de Blancs.)

Droits territoriaux

Le contre-exemple du village algonquin de Kitigan Zibi (Maniwaki) en dit beaucoup sur le lien entre la maîtrise d’un territoire et la prospérité qui peut en découler. La réserve s’étendait sur 400 km2 au moment de sa création en 1851. Elle s’en est fait arracher la moitié depuis pour permettre à la population blanche d’occuper les rives de la rivière Désert et de fonder Maniwaki. Mais avec le peu qu’il leur restait, les gens de Kitigan Zibi ont réussi à développer un village comparable aux plus beaux du pays. Aujourd’hui, leur économie concurrence la ville voisine, qui voit sa population décroître, à l’inverse de la leur. Territoire, territoire, territoire.

À Notre-Dame-du-Nord, la grande réserve initiale a été tronquée de 85% pour permettre aux Blancs de s’installer sur le bord du lac Témiscamingue et de coloniser l’arrière-pays. Les seules jobs disponibles se trouvent au conseil de bande, dont le contrôle est âprement disputé par deux ou trois familles, comme ailleurs. T’es boss en pick-up ou à pied sur le B.S. À Pikogan (Amos), le fédéral a acheté des lots – avec l’argent des Anishinaabeg – pour les déloger du lac Abitibi. À Winneway (Ville-Marie), ils se sont fait déplacer deux fois, inondés, pour finir par payer un loyer aux pères oblats! À Kitsisakik, la communauté peut exercer son autorité sur zéro hectare de territoire. Il leur a été longtemps interdit de construire des solages de maison, histoire de leur rappeler qu’ils sont des nomades et qu’à ce titre, ils doivent en assumer les conséquences et aussi les bienfaits, dont celui de figurer en haut de la liste des êtres menacés de disparition. Juste avant les caribous.

En 1982, la Cour suprême du Canada statua que les Amérindiens avaient toujours conservé leurs droits territoriaux, laissant cependant aux gouvernements le soin de les définir, sans toutefois leur imposer d’échéancier… Or, Dieu sait personnellement comment le temps, ça peut s’étirer. Puis, en 1996, l’impressionnante commission royale d’enquête Erasmus-Dussault portant sur les Autochtones (elle aura duré six ans et coûté 50 millions de dollars) conclut à «la nécessité d’avoir des terres, des ressources et des économies autonomes». Toutes ces «recommandations» ont été dûment acheminées au gouvernement, qui n’en a rien à foutre parce qu’électoralement parlant, le vote autochtone compte pour peu et par conséquent, l’Autochtone aussi. Quand même un peu confortés par ces éclaircissements constitutionnels, les Autochtones se sont mis à poursuivre les gouvernements en justice. Le piège. Impressionnant, tout l’argent qu’ils ont déversé en frais d’avocat dans des beaux bureaux de Montréal spécialisés en «causes autochtones»! La moitié du budget annuel de la bande y est parfois passé.

Aujourd’hui, c’est encore et toujours une génératrice diesel qui vrombit jour et nuit à Kitsisakik et à Rapid Lake pour apporter de l’électricité aux cabanes. Tous les indices de santé sociale pouvant mesurer l’écart de qualité de vie entre les Blancs et les Autochtones prouvent que ces derniers forment un peuple de seconde zone. Ne pas l’admettre, pire, ne rien faire pour réduire cet écart revient à attribuer aux Autochtones un facteur inné qui les rendrait inférieurs: la définition même du racisme (46% des mineurs détenus, 28% des détenus en général et 43% des femmes détenues sont autochtones, alors que les Autochtones constituent 5% de la population).

Tua culpa

Mais pourquoi ne lâchent-ils pas leur morceau de misère, pourquoi ne se décident-ils pas à vivre enfin comme nous autres? Ce genre de réflexions rôde constamment dans la tête des citoyens de Val-d’Or, de La Tuque, de Sept-Îles. Comme on ne peut pas dire aux Autochtones deretourner dans leurs pays s’ils ne sont pas contents, on adoptera cette attitude conquérante réduisant le puissant instinct grégaire qui les anime à une variante parmi d’autres. Ces mêmes citoyens ne sont pourtant nullement empressés de se faire naturaliser «Américains», pourtant les plus forts du monde, à ce qu’il paraît.

En réalité, les Anishinaabeg peuvent revendiquer une seule victoire: celle d’être encore vivants. Quelle qu’en soit sa nature, il aura fallu une force inouïe pour y arriver. Elle est toujours là, cette force, latente, têtue, et pourrait se déployer au grand jour d’une façon qu’on ne peut pas imaginer. Le rappeur Samian a raison de qualifier son peuple d’«invincible». Je soutiendrai ce peuple dans la confrontation qui se profile. Pourvu qu’il attaque.

Impossible de récrire l’histoire. C’est sûr. Mais on peut cesser de la perpétuer, cette histoire qui fait mal à ceux qui la subissent et honte à ceux qui l’imposent. Les commissions «de vérité», de pseudo «réconciliation» telles qu’on les voit se succéder aujourd’hui, à part faire pleurer publiquement les victimes – encore et encore  –, ne servent qu’à conférer une teinte d’humanité aux gouvernements qui devraient plutôt s’employer à retrouver la trace des milliers de femmes autochtones disparues et assassinées.

Ces multiples tables de concertation entre nations autochtones et pouvoirs politiques, désespérément stériles, doivent être renversées, leurs pattes coupées à ras et jetées dans le feu de joie des plaines d’Abraham, pour faire place à une vraie négociation, celle que les gouvernements appréhendent avec une frayeur certaine, et ce, depuis toujours: le partage du territoire et de ses ressources.

Mais auparavant, il serait souhaitable d’organiser un rapport de force conséquent. Malgré leur infériorité numérique, les Anishinaabeg, les Atikamekw ou les Innu – ces peuples qui n’ont jamais rien abdiqué – occupent l’ensemble du territoire de la vallée du Saint-Laurent et sont parfaitement capables de le paralyser en cas de besoin.

Quand les Anishinaabeg se souviendront comment vivre en autarcie l’hiver; quand ils auront exilé leurs chefs trop conciliants en banlieue d’Ottawa; quand ils se fédéreront pour de vrai; quand ils auront bloqué les ponts de Grand-Remous, de Témiscamingue-Sud, barricadé la route 117 à l’entrée de l’Ontario, neutralisé les aéroports de Val-d’Or et de Rouyn, suspendu les opérations industrielles planifiées sur leur territoire mais auxquelles ils n’ont pas consenti et dont ils ne profitent pas, les Blancs connaîtront à leur tour ce qu’est l’asphyxie. Les négociations pourront alors commencer sur une base d’égal à égal, idéalement sous l’égide des Nations unies, déjà sensibles au dossier, et les enfants de Meguis respireront alors pour la première fois… depuis deux cents ans. Quelle victoire souverainiste ce sera.

Aux dernières nouvelles, Justin Trudeau demandait aux Autochtones de «faire preuve de patience dans le long chemin vers la reconnaissance de leurs droits». Cette preuve est pourtant faite depuis trop longtemps.

J’ai gardé pour la fin la première chose que je voulais dire en abordant ce texte.

C’est quand même curieux qu’après cinq cents ans de cohabitation, à peu près personne ne sait dire «merci» dans une langue autochtone.

Megwetch,

Qu’avons-nous eu pour le saccage
des rivières et de leurs grands chênes?
Du gin! Des timbres de chômage
du Ministère de la Haine.

Pourquoi devrais-je me soumettre
à te baiser les beaux souliers?
Quand tu m’accordes quelques miettes
après m’avoir tout enlevé.

S’il te fallait payer, chacal,
faudrait saigner toutes tes banques.
Te faudrait vendre ta capitale
et aussi Rome, robe blanche.

Le ciel et la terre m’appellent
comme une femme qui me veut;
alors je marcherai vers elle.
Ne reste pas entre nous deux.

Tu continues à faire le sourd?
Fais des conserves, surveille tes ponts,
visse tes pylônes à double tour.
Y va y avoir d’la haute tension.

Ce soir, je vois Val-d’Or en feu;
Ce soir je vois venir ton heure.
T’ouvres les yeux? Trop tard, trop peu.
Soulève-toi, mer intérieure!

Je m’approcherai comme un renard.
Je me battrai comme cent loups.
Je m’enfuirai comme mille canards.
Tu viendras fou, tu perdras tout.

Prie ton Jésus, t’en as besoin.
Couper l’courant dedans sa moelle;
avant l’Bye Bye, et puis plus rien.
La dinde froide. Joyeux Noël!

Quand tu perdras le goût de vivre,
que tu réclameras la paix,
c’est bien facile, t’auras qu’à suivre
la trace de sang que tu as fait.

— extrait de La mer intérieure

Richard Desjardins est auteur, compositeur, interprète, et documentariste.

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