Jacques Ferron
Percer l’opacité du présent
En demandant à Mélissa Grégoire, à Jonathan Livernois et à Jacques Pelletier d’écrire sur Jacques Ferron, j’ignorais que la question nationale s’imposerait avec une telle force, et dans une tonalité aussi mélancolique. Quand, il y a quelques numéros, nous avons fait un Rétroviseur sur Hubert Aquin, nous nous attendions – légitimement – à quelques considérations nationalistes, ne serait-ce que pour dire sa manière fort peu orthodoxe de servir la patrie. Et pourtant, non.
Jamais Rétroviseur ne m’aura semblé aussi collé à l’actualité politique. Le contrecoup des débats houleux sur la charte, ou encore la raclée subie par le pq en sont-ils responsables, je ne sais pas, mais nos trois auteurs ont lu Ferron comme s’il y avait véritablement dans son œuvre les éléments nécessaires pour percer l’opacité de notre présent. Peut-être la perméabilité de Ferron à la concrétude du sensible nous permet-elle d’en faire notre contemporain.
Ainsi, Livernois nous rappelle que, si l’histoire québécoise est faite d’amnésie, Ferron a su tisser une courtepointe mémorielle, faite de lieux réels et imaginaires, de temporalités fantasmées, qui nous sort, le temps de la lecture, de l’art de la défaite qui caractérise notre devenir historique. Pelletier, pour sa part, constate que, si Ferron a encore quelque chose à nous dire, ce n’est sûrement pas sur les conditions de notre émancipation collective, constatant que bien du temps a passé depuis sa lecture de cette œuvre alors qu’il était un jeune militant. Chose intéressante, Grégoire semble infirmer cette intuition de l’aîné des trois auteurs. Elle se demande, dans un texte très sensible, si elle est à la hauteur des rêves de la génération des Anciens, si elle en fait assez, comme ce Ferron, médecin incapable de soigner son pays.
C’est dire à quel point Ferron a suscité chez eux (et chez moi les lisant) un sentiment doux-amer né de l’écart entre les mots et les actions. Rejoignant l’idée de permanence tranquille, dont Jonathan Livernois fait état dans son récent essai, Ferron a magnifiquement dessiné les contours symboliques d’un pays qui n’est pas advenu – émancipation par les mots, mais pas dans le réel.
Dans «Un excellent prétexte», publié dans Parti Pris, Ferron écrit ces phrases terribles: «Québécquois, c’est être ceci, cela, n’importe quoi avec quelque chose en moins. La soustraction est de rigueur. À ceci, à cela, à n’importe quoi, on y arrive presque, on y touche, on brûle et on n’y arrive jamais.» Pierre Vadeboncoeur disait avec justesse que Ferron était un «écrivain tragique, inquiétant, et parfois même funéraire», ce qu’il tend ici à prouver. L’actualité de Ferron réside dans ce sens du tragique qu’une féroce ironie ne saurait camoufler. Il a construit une œuvre ample et baroque à partir de la précarité des Québécois, de ce qu’ils ne sont pas tout à fait, de ce petit surplus de «soustraction».