Travailler contre l’oubli
L’idée de «danser» le conflit israélo-palestinien peut sembler au mieux saugrenue, au pire ignoble, la quintessence de ce que le monde du spectacle fait le plus souvent du politique, soit le broyer sous la pression des bons sentiments. Pour éviter cet écueil, le spectacle Archive s’appuie sur un minimum d’artifices: absence de musique, semi-pénombre dans la salle, éclairages cliniques. Encadré par deux écrans, un danseur se tient seul sur la scène nue, télécommande en main. «Je m’appelle Arkadi Zaides, je suis Israélien», annonce-t-il d’entrée de jeu. L’artiste ne jouera pas, ne s’engagera pas dans une démonstration spectaculaire. Son attitude sur scène nous invite justement à suspendre nos réflexes de spectateurs, qui nous placent dans l’attente de l’émotion. Le théâtre se veut ici un espace d’attention, d’empathie, de questionnement.
Les images que nous verrons sont floues, mal cadrées. Elles ont été captées par des Palestiniens, à qui l’organisme B’Tselem, un centre d’information israélien sur les droits de l’homme dans les territoires occupés, a remis des caméras pour documenter les agressions qu’ils subissent quotidiennement de la part des colons israéliens. Avec son équipe, Zaides a fait une sélection parmi des tonnes d’heures d’enregistrement, qu’il nous restitue par fragments. Sur l’écran de droite apparaissent des images hors focus, jusqu’à ce que l’on puisse distinguer une colonie perchée sur le faîte d’une montagne. Sur l’écran de gauche, une fiche signalétique nous indique où ont été captées ces images, par qui et quand, ainsi qu’une description neutre de l’action: «Des colons lancent des roches.» Zaides étudie ces images comme s’il les voyait pour la première fois. Il nous tourne le dos, cible un protagoniste, prend une posture qu’il tient quelques secondes.
Si le rythme s’accélère progressivement au fil du spectacle, les premières minutes sont très lentes, le danseur alternant les poses et les pauses, reproduisant plusieurs fois un geste simple, se détournant, prenant le temps de rattacher ses chaussures après un segment. Nous sommes témoins de son travail de recherche, le menons avec lui. Pendant qu’il décortique l’action confuse qui se déroule sur l’écran, décompose les mouvements des attaquants, nous assistons à la constitution d’une grammaire gestuelle de l’agression. Quand il mime un soldat, un policier, un colon, un parlementaire, un enfant, nous nous familiarisons avec ce corps soudainement détaché de la masse, nous nous identifions à lui, puis, quand Zaides s’arrête brusquement, prend un pas de recul, la même distance nous est imposée, notre identification trop facile remise en question. Surtout, les pauses du danseur nous ramènent toujours à la position inconfortable de l’observateur, à l’impuissance et à l’ignorance du témoin externe qui doit regarder les mêmes images encore et encore pour arriver à en décoder (partiellement) le sens. Zaides affirme avoir voulu mettre un point d’interrogation entre son corps et les gestes qu’il imite, et c’est cette incertitude qui occupe la scène. Nous ne sommes jamais sûrs de ce que nous voyons même si, à travers la répétition, presque lassante, des gestes du danseur, nous apprenons à reconnaître quelque chose. En effet, quand Zaides se met à enchaîner les mouvements plus rapidement, recomposant une «chorégraphie» à partir des postures isolées, nous discernons les actes de provocation longuement observés: chasser les moutons, lancer des roches, taper violemment sur une porte, pointer l’ennemi, arracher des branches d’olivier, mettre le feu aux champs. Nous reconnaissons la violence de ces attaques quotidiennes, violence qui devient insoutenable précisément parce qu’elle reste en partie incompréhensible, opaque. Cette violence obsède parce qu’elle recouvre des souffrances auxquelles nous n’avons pas accès, celles des Palestiniens dont la main guide la caméra, mais que nous n’apercevons jamais à l’écran.