Mille morceaux
L’un des projets littéraires les plus originaux, les plus ambitieux ayant vu le jour en langue française au Canada en 2014 n’a pas été publié au Québec ni par un poète québécois. Il importe de le souligner d’entrée de jeu, tant l’écho que peuvent connaître les livres parus chez des éditeurs francophones de l’Ontario, de l’Acadie et à plus forte raison des Prairies, demeure faible et dans la plupart des cas inexistant sur la scène littéraire et médiatique québécoise. Pourtant, quelles que soient les bonnes ou mauvaises excuses que l’on pourrait exprimer à ce sujet, l’auteur et l’éditeur qui nous intéressent ici sont loin d’être des quantités négligeables. Herménégilde Chiasson est sans doute le plus important et le plus connu des poètes acadiens contemporains, et quant aux Éditions Prise de parole, parmi les plus dynamiques de la littérature de langue française hors Québec, elles conservent une aura acquise dans les années soixante-dix comme lieu fondateur de la nouvelle littérature franco-ontarienne à Sudbury, à laquelle des noms comme ceux de Patrice Desbiens, Jean-Marc Dalpé, Robert Dickson auront donné une résonance inégalée. Il y a une certaine ironie, d’ailleurs, à observer que cette nouvelle publication de Chiasson chez Prise de parole solidifie un lien littéraire de plus en plus fréquent entre l’Acadie et l’Ontario français, sautant pour ainsi dire par-dessus un Québec qui a la tête ailleurs.
Autoportrait, malgré son titre au singulier, est en réalité un ensemble de douze plaquettes, comprenant chacune entre 45 et 48 pages, publiées de janvier à décembre 2014. Une souscription préalable garantissait aux abonnés la réception mensuelle de chaque nouveau titre, ce qui créait un fascinant effet de suspense, puisque l’ouvrage entier se construisait peu à peu au fil des mois, selon une imprévisibilité d’autant plus grande que chaque plaquette obéit à une forme, à une contrainte, à un régime d’écriture singuliers. Au terme de l’année, les souscripteurs recevaient, avec une gravure signée par l’auteur, un coffret permettant de rassembler les douze titres et de donner ainsi une évidence sensible à ce qui les soude les uns aux autres. En effet, le dos de chacun des douze petits livres réunis porte une lettre qui, au gré de la réception des ouvrages, aura finalement permis d’épeler au complet le mot «autoportrait». Mais ce n’est pas tout: les initiales des titres successifs de chaque plaquette, HistoireS, EspaceS, RefrainS et ainsi de suite jusqu’aux ExcuseS finales, épellent le prénom de l’auteur, «Herménégilde» (essayez de trouver un autre prénom masculin, excluant les composés comme «Jean-Philippe», qui ait douze lettres…). Bref, l’aléatoire apparent révèle en réalité un programme, une «installation» obéissant à des contraintes.
On aura peut-être remarqué au passage une anomalie typographique des titres particuliers de la série, soit ce «S» majuscule qui les termine. Comme HistoireS ou, plus loin, ÉnigmeS, NostalgieS, GesteS, tous ces titres sont en effet des substantifs au pluriel, et de toute évidence la magnification insolite de leur S final vise à amplifier la tension, inhérente au projet, entre le singulier et le pluriel, comme si le «portrait» d’«Herménégilde» volait ainsi en mille morceaux, pris par une véritable frénésie de la fragmentation et de la multiplication. Sans surprise d’ailleurs, un des douze volumes a pour titre IdentitéS, mais son contenu va bien au-delà de l’affirmation somme toute banale selon laquelle nous sommes tous des êtres pluriels, constitués de voix, d’appartenances, d’identités superposées ou divergentes – même si ce constat perd de sa banalité à la lumière des crispations identitaires qui, jusqu’à la pure folie, déchirent aujourd’hui autant qu’hier la planète. Certes, le thème de l’identité plurielle, chez Chiasson, n’a rien de théorique, tant il est nourri par son propre parcours de créateur protéiforme – poète, dramaturge, peintre, graveur, cinéaste, photographe – et par une appartenance acadienne complexe, faite d’autant de résistances que d’adhésions, de mémoire assumée que de tradition refusée. Peut-on d’ailleurs imaginer une identité moins univoque que celle d’un écrivain et artiste fondateur de la modernité acadienne qui, au détour de quelques années, a revêtu les habits de lieutenant-gouverneur de sa province?