Des vertus de l’effacement
Il y a tant de raisons de désespérer qu’on ne sait plus par où commencer pour penser la situation humaine. On voudrait poser le problème correctement dans l’espoir fou de le résoudre, mais le langage se délite sous l’effet de la catastrophe qu’on pressent lorsqu’on s’autorise à imaginer le pire.
Aleksandros, le jeune narrateur de Sophrosyne, fait doublement l’expérience de cette solitude métaphysique, lui qui rédige une thèse sur le concept évoqué par le titre (maîtrise de soi, modestie, tempérance) tout en faisant le deuil de sa mère (Sofia), une Grecque qui a émigré en Amérique du Nord alors qu’elle était enceinte de lui. Après lui avoir transmis avec une rigueur exaltée sa connaissance de la philosophie antique, elle disparaît et l’abandonne à son sort, seul avec ce legs difficile à porter. Un des aspects captivants du roman est la façon dont Marianne Apostolides y trace les contours de cette figure maternelle, d’abord en décrivant les souvenirs qui hantent Aleksandros, puis en le faisant dialoguer avec l’absente. Au fil de dialogues imaginaires, la relation mère / fils se complexifie grâce à leur passion commune pour la philosophie, mais aussi pour les mots et la justesse dont il faut faire preuve dans leur usage. L’ambiance étouffante, le ressassement de quelques idées obsédantes, l’impératif éthique de mener une vie signifiante; tout concourt à faire ressentir l’urgence animant ces deux êtres anachroniques qui cherchent à tirer profit des enseignements de Socrate et d’Aristote.
La passion transmise par la mère est cependant aussi un fardeau, car, une fois seul, Aleksandros fait le constat de la faillibilité de sa pensée: ce qui était libérateur dans le dialogue devient stérile dans la solitude parce que le langage, constate-t-il peu à peu, doit ouvrir un espace commun. Ses recherches sur la sophrosyne l’aideront à admettre la nécessité de sortir du huis clos de sa boîte crânienne, justement en faisant preuve de l’abnégation suggérée par le concept qui l’obsède. Le roman laisse ainsi entendre qu’il existe un art de se poser les bonnes questions, et de la bonne façon, ceci afin de respecter la sagesse antique qui veut que la véritable connaissance soit toujours incarnée, c’est-à-dire une manière d’exister.