Squelettes et bases de données

Poétique du jeu vidéo.

Contrairement à beaucoup de gens, je ne me suis jamais désintéressé des jeux vidéo. La plupart considèrent normale cette petite trahison de l’enfance qui leur fait trouver ridicule la sensibilité qu’ils ont pu avoir à huit ou neuf ans, même si, le plus souvent, celle qu’ils ont à quarante ans est complètement dégénérée, déconnectée de l’intensité, de la fascination pour la matérialité brute du monde sensible qui aurait pu les sauver de la misère esthétique à laquelle ils sont condamnés, errant du dernier best-seller au prochain blockbuster. Parce qu’ils ont coupé les ponts avec leur passé, ils ont perdu la chance de faire évoluer cette sensibilité originelle, de lui donner la chance de se développer.

Mon intérêt pour les jeux vidéo n’a rien d’un blocage nostalgique pour une époque où tout était supposément plus simple et plus beau. Il s’est développé, à partir d’une compulsion pratiquement maladive, vers un intérêt beaucoup plus sain pour la conception et le fonctionnement des jeux. À quinze ans, mes parents m’avaient donné l’argent nécessaire pour que j’achète un logiciel de programmation spécialement orienté pour la conception de jeux de plateformes. Mais je m’intéressais alors nettement plus à dessiner des personnages et des décors qu’à autre chose et, découragé par les pages et les pages de codes des démos fournis avec l’environnement de programmation, je n’ai pas eu à ce moment-là la patience de plonger sérieusement dans la substance logique qui constitue les entrailles du jeu vidéo. Manifestement, je devais être moins intelligent à quinze ans que maintenant, parce que ce n’est que très récemment que j’ai compris comment me repérer minimalement dans le code informatique et compris de quoi est constituée la matière brute d’un jeu. Après cette découverte, un cap dans ma sensibilité a été franchi, faisant en sorte que la plupart des jeux m’apparaissent maintenant d’une banalité creuse. En revanche, je peux maintenant percevoir les moments d’inspiration de certains concepteurs. Une manière par exemple d’anticiper exactement les réactions spontanées que le joueur devra combattre en lui-même pour maîtriser Castlevania 3, ces petits détails de rythme difficiles à saisir qui rendent une série comme King of Fighters difficile à maîtriser, mais à laquelle il est néanmoins toujours plaisant de jouer, ou encore cette sublime mathématique des motifs de projectiles de la série de jeux indépendants Touhou, dont la beauté n’appartient qu’au domaine du jeu vidéo. Quiconque est sensible à la substance narrative ne peut qu’être fasciné par la notion de base de données.

La base de données est en quelque sorte la matrice temporelle de tout jeu. Elle lie le joueur au récit par un tableau de variables qui, à mesure qu’il se remplit, permet à l’histoire de progresser. Au plus simple, on pourrait donner l’exemple de la clé. Au sein de la base de données se trouve la variable clé 1. Avant de trouver la clé qui permet de passer la porte entre le niveau 1 et le niveau 2, la variable clé 1 = 0. Si le joueur est devant la porte 1 = fermée et que clé 1 = 1, alors porte 1 = ouverte et le joueur peut passer. La temporalité du personnage incarné par le joueur dépend entièrement de cette grille de données qui détermine où il se trouve dans l’espace et dans le déroulement du récit, dans quel état, etc. Plus un jeu est narratif, plus la base de données est élaborée comme support du récit.

Mathieu Arsenault est auteur et critique. Il anime le blogue Doctorak Go! depuis novembre 2008. Son dernier livre, La vie littéraire, est paru au Quartanier en avril 2014.

N° 308: Seul ou avec d’autres

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