Éditorial

Les uns contre les autres

Je suis comme le disent les Anglais un slow starter, un late bloomer, bref, un lent. J’ai découvert l’alcool assez tard, aux alentours de mes vingt-trois ans, longtemps après un bon nombre de mes contemporains qui en faisaient usage depuis l’adolescence. Si les motifs de mon retard sont peut-être un peu trop sinueux pour avoir envie de les livrer ici, ce qui m’a amené au divin poison me semble par contre digne de mention. C’est en effet la lecture du Gargantua, puis du Pantagruel et du Tiers livre de Rabelais qui m’a permis de réaliser à quel point j’étais sans doute en train, avec mon abstinence, de me priver d’une expérience peut-être pas fondamentale, mais à tout le moins extraordinaire.

De William Faulkner à Marguerite Duras en passant par Victor-Lévy Beaulieu ou Dorothy Parker, les rapports de bon voisinage entre litté­rature et alcool sont nombreux. Ils sont aussi, c’est malheureux, suffi­samment rabâchés pour qu’ils ne nous apparaissent plus autrement que sous forme de clichés. Cela dit, je me demande parfois si, au-delà de son statut folklorique de muse liquide, l’alcool n’est pas si aisément associé au travail d’écriture pour la simple raison que tous deux nous poussent à mettre le monde à distance. Comme l’écrivait Charles Bukowski dans Factotum: «When you drank the world was still out there, but for the moment it didn’t have you by the throat.» Ce qu’on pourrait traduire par: «Quand on buvait, le monde extérieur était toujours là mais, au moins, il ne vous tenait pas à la gorge.» Littérature et alcool nous laissent ainsi entendre, chacun à leur manière, combien le monde et le récit qu’en tirent les puissants pourraient être différents.

S’il peut s’avérer délicat d’être saoul vingt-quatre heures sur vingt-quatre, au point de nier carrément le réel, y adhérer de façon aveugle, comme si aucune autre possibilité ne pouvait nous permettre d’adopter sur lui et ses règles une perspective nouvelle, peut avoir des conséquences tout aussi mortifères. Je pense ici, comment ne pas le faire, au bon gouvernement de Philippe Couillard et à sa volonté très empreinte de l’air du temps de réduire la taille de l’État. Mais plus encore, je songe à sa capacité concrète et symbolique de faire de nous tous des prédateurs les uns pour les autres.

C’est la raison pour laquelle j’ai été fort troublé en tombant par hasard sur une déclaration faite en octobre dernier par notre ministre des Finances, l’Honorable Carlos Leitao, devant l’Association des économistes du Québec. Voulant sans doute montrer qu’il n’était pas sans cœur, ou qu’à tout le moins son budget n’était pas un ogre, il avançait: «Est-ce qu’il faut que ça soit l’État qui livre des services publics? Que ça soit l’État ou quelqu’un d’autre, je pense que c’est secondaire. C’est le service lui-même qui compte.» Le service lui-même, bien entendu, il est presque apeurant d’avoir à le préciser, compte à mort. Mais sans verser dans l’angélisme ou le ravissement béat, le souci et la volonté politique à la base dudit service public devraient aussi compter. Si se méfier de la lourdeur – si ce n’est de l’abrutissement bureaucratique dans lesquels cette volonté d’aider les plus démunis risque toujours de se dissoudre – est tout à l’honneur de notre gouvernement, ne pas croire que l’appétit du privé pour le profit peut lui aussi s’avérer corrosif pour nos idéaux me semble relever du délire.

Cette envie de refiler au privé la prise en charge de notre sollicitude, c’est-à-dire de souhaiter transmuer notre devoir envers les mal pris en de juteuses occasions d’affaires, me rappelle étrangement un entretien du drama­turge et metteur en scène Heiner Müller, et surtout le moment où il racontait avoir vu dans l’immeuble de la Deutsche Bank de Munich un slogan affirmant: «Les idées, nous en faisons des marchés.» Müller précisait même, lui qui avait l’habitude des mots d’ordre et des formules de propagande, qu’il s’agissait de l’un des slogans les plus terribles qu’il avait pu lire. De la part d’un homme ayant vécu sous deux dictatures, celle de l’Allemagne nazie d’abord, puis celle de la République démocratique allemande, ce n’est pas peu dire.

Müller avait bien raison de s’inquiéter. Les marchés, en effet, sont des lieux de compétition, si ce n’est d’affronte­ments et de batailles. Si en plus de ça on tient compte de la notion de perte, nécessairement liée à celle de profit, et enfin de la destruction que l’on trouve toujours dans son sillage, il devient difficile d’imaginer comment les marchés peuvent nous aider à vivre ensemble.

N° 308: Seul ou avec d’autres

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