Nous, les perdants
Quand «il fait soudainement moins mille», nous nous replions dans nos quartiers, buvons jusqu’à oublier notre nom, attendons que l’hiver passe. Et il passera. La réalité n’est pas à la hauteur de nos espérances, mais nous n’abandonnons jamais. Quand les événements s’emballent, quand il devient clair que nous avons perdu le contrôle de notre existence, nous patientons. On survit à tout, aux petites comme aux grandes déceptions.
Dans le noir jamais noir, recueil de nouvelles de Françoise Major, ne se complaît pas dans la mélancolie ou l’amertume, quoique tout y conduise ses personnages sans envergure. Les ruptures sont conclues en une phrase au-dessus d’un bol de céréales, les coups de foudre se font et se défont en un aller-retour Maria-Montréal, l’angoisse la plus aiguë naît d’une séance chez le coiffeur. Peu importe leur âge, les héros de ces nouvelles semblent d’abord se distinguer par leur immaturité, qu’on aurait pu attribuer à un manque d’expérience de l’auteure, qui signe son premier livre. Au contraire, le regard un peu adolescent que portent les personnages sur la vie est savamment construit et modulé par Françoise Major. Malgré l’intensité de certaines désillusions, ceux-ci résistent farouchement à la tentation des épanchements tragiques: «L’idée qu’il n’était pas trop tard pour changer de vie m’est venue à l’esprit.» Ce parti pris ne relève pas de la pensée magique ou d’un optimisme bon enfant, mais plutôt d’une forme d’endurance. «Tu sais qu’il ne sert à rien de croire aux contes de fées.» Mais il faut bien «prendre sur soi», retenir ses larmes, serrer les dents.
Dans le noir jamais noir n’a rien de la première œuvre lourde, reconstituant les expériences sinistres d’un héros taciturne à l’aube de l’âge adulte (représentant souvent l’auteur lui-même dans une version pittoresque). Major offre un livre généreux, drôle, dont les nouvelles se font le refuge d’une communauté d’esseulés. Son écriture rend avec précision la singularité des voix recueillies en faisant entendre le rythme particulier de leur langue. À travers la variété des univers convoqués, c’est le travail d’orchestration de ces voix qui assure la cohésion des vingt et un courts textes. S’en dégage l’impression d’un chœur de perdants sympathiques, dont les désirs et les débâcles s’harmonisent aux nôtres. On se trouve devant ces personnages comme la caissière de «Huit bières» devant celui qui vient acheter huit grosses par jour, tous les jours, dans son dépanneur. On ne sait pas ce qui nous attache à eux, si ce n’est le mélange de curiosité et d’affection qu’on éprouve généralement pour ceux qui affichent leurs imperfections. Ou peut-être y a-t-il autre chose. La possibilité de fréquenter une petite misère qui ne nous est pas inconnue. Le malin plaisir qu’on prend à se répéter entre nous combien la vie est croche.