Les yeux du cœur
Il ne faut que vingt-quatre heures à un cœur pour cesser de battre, être réactivé par des machines puis transplanté dans le corps d’une autre personne. Vingt-quatre heures pour que la tragédie d’une vie qui se termine se transforme en un miracle pour quelqu’un qui pourra vivre la sienne plus longtemps.
Pendant ces longues heures où la vie est en sursis, le corps révèle toutefois son illisibilité à qui n’en connaît pas les codes: aux parents du jeune Simon, qui voient leur fils étendu sur un lit blanc et sa poitrine se soulever, qui entendent son cœur rythmer une vie dont on ne cesse de leur confirmer la disparition; au docteur Révol, impuissant à saisir, malgré les expériences hallucinatoires et les rayons X, les mystères sensoriels de la douleur; à Thomas Rémige, infirmier affecté aux procédures du don d’organes, qui chante pour explorer son propre corps et qui accompagne de lieds les dépouilles vidées de leur matière encore utile.
Le monde dont Réparer les vivants fait état repose sur cette fausse transparence du visible, sur la part mystérieuse du corps que la nature continue de dérober à la physique et à l’œil humain. Ainsi de la mer sur laquelle Simon aimait tant surfer, sa houle devant être lue et interprétée pour que la vague qui s’y cache se révèle à celui qui l’attend. De même, cette ambulance qui sort lentement de la foule en liesse qui la submerge transporte sans qu’on le voie un greffon, à la fois la mort et la vie. Si les vivants ne peuvent lire l’entièreté du monde qui les entoure, Maylis de Kerangal fait le pari que la littérature permet de connecter certains des signes qui échappent aux hommes, ces tropismes sarrautiens qui effleurent la conscience, les coïncidences inaperçues, «ce qui […] fait bondir, vomir, grossir, valser léger comme une plume ou peser comme une pierre», le cœur d’un jeune homme, d’une mère ou d’une amante. Kerangal inscrit ces différents rythmes des cœurs dans une phrase qui suit pas à pas les circonvolutions d’un temps dont les mouvements sont intimement liés aux hommes et à leurs paroles, paroles puissantes qui redessinent et révèlent le monde, «figent un état du corps» et marquent une rupture entre un temps où la vie est et un autre où elle n’est plus: «Simon […] est mort.»