Enrayer la machine du langage
Lire Journée des Dupes, c’est en partie avoir le sentiment de se plonger dans une retranscription d’échanges avec Cleverbot, la forme d’intelligence artificielle mise au point par Google et disponible en ligne pour interagir avec tout un chacun. Les énoncés que Charron cumule dans Journée des Dupes ressemblent en effet à des phrases générées par le programme de ce qu’on imaginerait être un ordinateur ultradéveloppé, à la conscience quasiment humaine. Le travail, les sports, l’alimentation, l’exercice, la famille: ce programme serait paré pour faire face à toute situation sociale et trouver une réplique juste, appropriée, selon ce que son interlocuteur affirmerait. Soucieux de ne pas susciter l’ennui, il aurait même quelques anecdotes pas piquées des vers à partager, en plus d’offrir des conseils pratiques sur la rénovation de la maison. Celui qui, par ignorance ou plaisir, entamerait la discussion avec une telle entité ne constaterait la véritable nature de son vis-à-vis que par quelques glissements de sens et incongruités qui rompraient la belle logique des échanges. Mais ne sommes-nous pas tous incohérents de temps à autre?
Bien sûr, Journée des Dupes n’a pas été écrit par un ordinateur, mais par Philippe Charron, auteur du bizarroïde et fascinant recueil Supporteurs tuilés: repas alternés d’épreuves, publié en 2006. Si son plus récent livre paraît émaner d’une conscience androïde, c’est d’abord en raison de l’attention portée au contenu et à la structure de nos échanges. Notre quotidien est le plus souvent constitué de phrases banales, d’interactions rigides et codifiées, dont nous acceptons les ressorts en partie par paresse, en partie – et c’est là le plus navrant – par impossibilité de trouver mieux. L’une de nos peurs secrètes n’est-elle pas de constater que nos échanges se résument à des platitudes déjà entendues et remâchées mille fois? Cette angoisse de posséder une conscience remplaçable, vide, n’est pas nouvelle. Francis Ponge, dont Charron est lecteur, affirmait déjà dans ses Proèmes que «les paroles sont toutes faites et s’expriment: elles ne m’expriment point». Là était le drame, qu’il cherchait à dépasser par son travail sur le langage. Un drame d’identité – qui parle derrière moi quand je m’exprime? – et aussi de singularité: «Nous n’avons pas à notre disposition d’autres mots […] que ceux qu’un usage journalier dans ce monde grossier depuis l’éternité prostitue.» Journée des Dupes reprend à son profit ces enjeux, tout en développant une méthode propre pour jouer de la présence parasitaire des lieux communs dans tout discours.
En couverture, Journée des Dupes est identifié par la mention générique «succession»: les phrases se succèdent en effet, défilant en une sorte de suite très, très relâchée, et il ne sert pas à grand-chose de chercher à déterminer si celle-ci se range sous la rubrique «Poésie», «Aphorismes» ou constitue plutôt une sorte de récit en vers. Toutes ces réponses sont bonnes, mais aucune n’est pleinement satisfaisante. Philippe Charron prend ces phrases toutes faites à bras-le-corps, les déforme et les agence en un ensemble improbable et inclassable, dont la force se fait sentir grâce à la lente et méthodique accumulation des syntagmes. Si cette suite a un début et une fin, c’est bien parce que, d’une manière toute pratique, il le faut, limites matérielles du livre obligent. La succession d’énoncés aurait pu être infinie, passant mollement d’un sujet à l’autre à mesure que les variations autour d’un même mot s’épuiseraient. Les fragments sont constitués d’une phrase isolée, parfois du regroupement de quelques énoncés qui forment un bref dialogue ou une sorte de récit. On ne sait jamais trop qui parle: il n’y a ni voix narrative stable ni personnage, que des affirmations sorties on ne sait trop d’où: «Prenez ce bol de soupe avec un peu de pain; ça vous réchauffera. / Il y a toujours de la place entre deux hommes pour en ajouter un. / J’ai à peine trente ans, mais parfois on m’appelle grand-papa.» De même que l’on discerne souvent une forme connue au milieu d’une toile abstraite, les liens ténus entre des phrases pourtant déconnectées créent le sentiment de suivre une petite histoire le temps de quelques lignes, même si l’on ne connaît ni d’Ève ni d’Adam ces gens dissertant de planification urbaine ou de fauteuils roulants: