Puisqu’on veut parler de la langue…
L’accouplement des éléments contraires est la loi de la vie, le principe de la fécondation, et comme on verra, la cause de bien des malheurs.
— Marcel Proust
Alors que Vladimir Poutine se propose d’interdire les injures dans les films, les pièces de théâtre, les programmes télévisés et les médias russes, me viennent à l’esprit les mots du poète futuriste Velimir Khlebnikov, né en 1885 et mort en 1922, que Poutine a dû lire dans sa jeunesse communiste: «La rumeur des insurrections nous effraierait-elle, nous, qui sommes nous-mêmes une insurrection des plus terribles?» Cette croyance dans le pouvoir politique des mots semble à la base de l’esthétique du russe Khlebnikov, tout autant qu’aux fondements de la politique intérieure de Poutine. Poutine sait bien que, du langage, tout naît… Censurer la langue en Russie, c’est précisément y empêcher toute révolte, c’est tuer dans l’œuf toute possibilité de cris, de désordres et c’est surtout instaurer une novlangue dont nous connaissons, grâce aux fictions et aux réalités des vingtième et vingt et unième siècles, la terrible ampleur et les ignobles effets.
Quand Victor Klemperer analysa le langage du Troisième Reich dans son étude publiée après la guerre et intitulée LTI – Lingua Tertii Imperii, il nous montra comment la gestion du pouvoir totalitaire et l’aménagement du langage sont liés. Plus récemment, Luba Jurgenson, dans Création et tyrannie, pensa la puissance du langage poétique et de la fiction sous le régime soviétique dictatorial. Comment résistera-t-on à Poutine? C’est ce qui reste à inventer non seulement dans la rue, mais aussi dans la langue. Or, comment penser une subversion de la langue et de la prise de parole dans les démocraties actuelles où nous pouvons parler librement?
Si j’ai encore le droit ou le fantasme de pouvoir «tout» dire en régime démocratique, m’est-il possible de dire quelque chose en ce moment? Et quelles sont les modalités des systèmes linguistiques et culturels dans nos sociétés? Je n’ai certes pas les mêmes problèmes qu’un Russe sous le régime de Poutine, mais je rencontre un certain nombre d’obstacles dès que je me mets à parler, à penser ou à écrire, obstacles qui peuvent venir paradoxalement de ma «liberté d’expression».
Catherine Mavrikakis est essayiste et romancière.