L’ange qui te regarde te crosser

Où placer les morts désormais?

La dernière phrase de Drama Queens de Vickie Gendreau est aussi loufoque que triste et inquiétante. «Je suis un ange Victoria’s Secret. Dans le coin de ton appart. Je te regarde te crosser.» Des semaines après sa mort, je ne pouvais pas m’empêcher de repenser à cette phrase. Je me rappelais également cette conversation que nous avions eue, où elle avait dit ne pas vouloir être exposée parce qu’elle aurait trouvé trop triste d’errer autour de sa dépouille embaumée. Vickie pensait qu’elle deviendrait un ange désincarné et Vickie était morte pour vrai. La finale de Drama Queens ne me sortait pas de la tête et, pour cette raison, je n’arrivais plus à me masturber. Et si elle était là? Si elle nous regardait comme elle avait écrit qu’elle le ferait? Serait-elle là tout le temps? Se détournerait-elle un instant, me laissant un peu d’intimité? Irait-elle dans la cuisine le temps que je termine pour revenir après? Pouvait-elle voir dans ma tête, pouvait-elle savoir sur quoi je comptais m’activer? Je ne pouvais pas m’empêcher de penser à ce genre de choses. Ma conception du monde, matérialiste, immanente, ancrée dans l’objectivité naturaliste était comme suspendue.

Nous vivons dans un monde technoscientifique, de sciences pures et de sciences humaines, dans un monde qui a pour seul véritable horizon le réel et son interprétation. Cet horizon ne nous donne pas de l’existence humaine une grille de compréhension unique; les interprétations sont nom­breuses et souvent divergentes, mais dans aucune d’elles il n’y a de place pour une conception de la mort qui serait autre chose que la disparition complète et définitive de la singularité vivante qui nous caractérise. La puissance de cette conception matérialiste du monde est si phénoménale qu’il est désormais impossible de s’en extraire. Nous pouvons débattre de la manière dont peuvent être interprétées les données du réel, mais aucun relativisme ne pourrait sérieusement prétendre remplacer ces données par les mythes d’autres époques et remettre les divinités et les mondes supra­sensibles au centre de notre compréhension de la réalité. Nous ne pouvons plus croire qu’il existe un endroit où vont les morts selon qu’ils ont mené ou non une bonne vie; nous ne pouvons plus croire que l’esprit survit au corps, tant l’âme que le sujet apparaissent comme des effets de présence, rien de plus, qui naissent à cet endroit impossible où se croise dans un corps une combinaison indéfinie de vecteurs culturels, historiques, psychologiques, etc.; la somme singulière des expériences et des souvenirs de toute une vie. Mais il n’y a rien à ce point d’intersection qu’un croisement de trajectoires, il n’y a rien derrière le corps que le corps.

Le matérialisme incontournable qui constitue l’horizon indépassable de notre vision du monde nous laisse seuls devant la déchirure provoquée par la mort. Il ne donne apparemment rien à quoi nous rattacher en période de détresse et ne nous laisse pas plus revenir en arrière, retourner aux mythes de la chrétienté, des autres religions ou des croyances populaires. Nous avons les deux pieds dans la modernité et pourtant nous vivons avec des fantômes. Non pas tant les fantômes de ceux que nous avons connus, mais plutôt les fantômes des croyances dont nous avons hérité et qui errent dans notre sensibilité, faute d’avoir remplacé ces croyances convenablement. Que les morts soient «en dehors» de nous est la première de ces croyances. Les familles de mon entourage, d’où je viens, restent marquées par l’idée que les morts sont ailleurs. Mon père dit de mon grand-père: «Yvon doit encore noter dans son calendrier combien de personnes sont allées voir sur YouTube la vidéo où il chante “j’ai deux grands bœufs dans mon étable”»; ma mère, les larmes aux yeux, nous disait l’été dernier: «il y a une paruline flamboyante qui se promène autour de la maison, c’est Vickie!»; Martine, la mère de Vickie, m’écrit souvent: «Vickie doit être contente sur son nuage.» Et moi, durant tout le mois de mai 2013, je n’ai pas réussi à me masturber une fois. Par superstition peut-être, mais il serait plus juste de dire que le choc de la mort de Vickie sur mon imaginaire a laissé un vide, la présence d’un vide que rien dans ma conception du monde n’arrivait à combler. Rien de matériel, rien d’historique, rien de concret. Ma Vickie n’avait pas de nuage pour elle, n’était pas réincarnable en oiseau, ne passait pas ses soirées au paradis chez mon grand-père, qu’elle aurait pourtant adoré. Elle était cette figure muette de Drama Queens, cet ange Victoria’s Secret qui me regarderait me crosser. Elle l’avait écrit.

Mathieu Arsenault est auteur et critique. Il anime le blog Doctorak, Go! depuis novembre 2008. Son dernier livre, La vie littéraire, est paru au Quartanier en avril 2014.

N° 305: Ministère de la Formation

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