Des chants d’amertume
La postérité est quelque chose qu’on ne contrôle pas. Par exemple, ces derniers temps, j’ai vu cité plusieurs fois un même texte de Suzanne Robert intitulé «Petites amertumes de mes quinze ans à Liberté». L’article est paru en 1999, dans un numéro anniversaire célébrant les quarante ans de la revue (on sait combien Liberté aime les chiffres ronds). Il vaut la peine d’être lu. On ne sait trop si ce discret règlement de comptes a fait des vagues à l’époque. Suzanne Robert n’est mentionnée nulle part dans l’Anthologie Liberté de 2012, si ce n’est qu’indirectement. Son passage dans le comité de rédaction de la revue couvre presque entièrement une décennie que les auteurs de l’Anthologie ont voulu considérer comme «l’une des plus blafardes de l’histoire de Liberté»; jugement péremptoire, mais qui pose d’ingrates balises: Suzanne Robert ne serait au mieux que la figure secondaire d’une revue «édentée»; peut-être même est-ce en partie à cause d’elle que Liberté se trouvait si mal en point après 1991?
Suzanne Robert entre à la revue en 1984 sur un coup de force, en même temps que deux autres femmes, Lise Noël et Danielle Trudeau, «conviées à partager la chasse gardée intellectuelle du masculin littéraire». Des trois, Suzanne Robert restera le plus longtemps: d’abord paralysée par «l’Ennui», écrit-elle, et puis, les grands noms historiques ayant finalement déserté le paquebot, elle s’obstine, dans un esprit de passation: «Il faut que Liberté survive à la disparition de ses héros.» Tâche ingrate, on le sait, mais qui n’aura pas été sans fruits. C’est bien un exemplaire de Liberté que vous tenez dans vos mains, là, maintenant, et qui, peut-être, dans son incarnation actuelle, féministe, écologiste, «gauchiste» au sens large, doit bien plus que l’on croit à cette décennie 1990, prétendument maudite. (Cette réhabilitation sera pour une autre fois.)
On aimerait bien demander à Suzanne Robert ce qu’elle en pense, mais c’est impossible: elle est morte en 2007, à cinquante-neuf ans, d’un myélome multiple (cancer vicieux que je connais, car il a failli avoir raison de mon père). Depuis quelques années, elle vivait en retrait, avec son mari, à Saint-Donat, municipalité de Lanaudière qu’elle avait mise en scène sous le nom de Sainte-Enclave au fil d’une savoureuse chronique tenue, toujours dans Liberté, entre 1998 et 2001.