À la recherche de Violeta Martínez
Desvío de Noche, long métrage de fiction d’Ariane Falardeau St-Amour et de Paul Chotel, s’ouvre sur une image annonciatrice d’un mystère profond et enveloppant. Deux hommes se parlent: l’un se balance doucement dans un hamac, l’autre, silhouette assombrie en arrière-plan, ramasse des bouteilles vides. Ils discutent de lumière, d’étoiles filantes, de vœux. À la question «Quel vœu as-tu fait?» posée par l’homme qui se berce, l’autre répond, sans artifices: «Les vœux sont des secrets.» L’image s’évanouit dans un soupir, les visages disparaissent. Une tempête de neige sur fond noir ouvre alors une autre histoire, légende contemporaine insolite. C’est celle de Violeta Martínez, patineuse artistique de grand talent qui, lors des finales d’un championnat, s’est immobilisée en plein numéro et a décidé de quitter subitement la glace pour s’éclipser sans laisser de traces. Nous est ainsi racontée, au cœur de ce «détour de nuit» qui donne son titre à l’œuvre, l’enquête sinueuse d’une journaliste (presque toujours invisible à l’écran, mais narrée par la voix envoûtante de Marie Brassard) partie à la recherche de cette étoile disparue sur la côte ouest du Mexique.
Ce premier film de Falardeau St-Amour et de Chotel, volontairement déstabilisant sur le plan de la structure narrative, traite l’énigme non pas en tant que simple thématique, mais en fait l’horizon de sa démarche pratique et esthétique, qui touche quelque peu au documentaire, mais s’en détache aussi par sa forme fictive et onirique. Le mystère qui entoure la disparition de Violeta Martínez est travaillé à l’écran dans ce qu’il a de très concret: il abrite une complexité, une intimité, mais aussi un terrain de résistance, qui se fait sentir dans la parole des habitant·es que la narratrice anonyme interroge dans ce petit village de bord de mer (le tournage a eu lieu à Zipolite, mais le lieu ici est tu). Violeta Martínez «n’habite plus là», ou alors, «on ne la connaît pas», ou bien «on a perdu sa trace». On comprend rapidement, à travers ces réponses évasives, l’ampleur des présences fantomales et l’impénétrabilité d’une parole qui ne se délie, ne s’étend ou ne se donne que selon ses propres règles. Les clés manquant aux récits troués se méritent, dans ce petit village du Mexique, et le film de Falardeau St-Amour et de Chotel met en scène avec une attention sincère la portée magique et imprévisible que produisent les traditions orales, les récits gigognes et les mémoires fragmentées qui se reconstruisent au fil des mots prononcés (enfin) tout haut. Or, au fil des rencontres, le personnage de Violeta Martínez continue malgré tout son échappée: il se révèle toujours au-devant de l’histoire de sa propre fuite. La figure romantique d’Armando, amant délaissé des années auparavant par Violeta, devenu marin triste perdu en mer, et celle du père défunt, Juan Martínez, reposant dans la jungle, densifient la portée légendaire de cette histoire inexplicable, et donnent un deuxième souffle à l’enquête. Personnages-mirages, Violeta, Armando et Juan sont racontés par d’autres, ils sont des songes vaporeux que les deux cinéastes font exister selon une condition d’être au monde intervallaire.
S’il s’agit en effet d’interroger dans Desvío de Noche l’idée même d’énigme comme un moteur de réflexion et de recherche formelles, le film de Falardeau St-Amour et de Chotel investigue également sur les situations d’entre-deux dans tout ce qu’elles ont d’inusité. De ces croisements constants entre le français et l’espagnol, le rêve et la réalité, la jungle luxuriante et la mer déchaînée, la clarté et les ténèbres, résulte un ultime détour, qui s’impose de manière feutrée au milieu du film. La «vraie» nuit commence alors, et on s’enfonce dans les feuillages touffus avec deux hommes du village rencontrés plus tôt (qu’on comprend plus tard être ceux de la scène inaugurale). Ce qui était douce errance sensorielle se transforme en une divagation fiévreuse qui opacifie le propos, et c’est là où l’équilibre se fragilise, la lenteur du film s’accroissant alors que cette deuxième partie plus diffuse perd graduellement en suspense. La tension et l’étrangeté s’estompent, les changements de perspective se multiplient, et une impression de stagnation atteint le rythme du récit.