Critique – Scènes

Tenir, marcher, habiter

C’est dimanche dans le Centre-Sud; la ville suit son cours; les passant·es investissent les rues d’un pas lent, sans trajectoire précise. On s’octroie temps et flânerie. Je marche aux côtés d’une personne travaillant pour le Théâtre Prospero, qui m’invite au cœur du silence comme le ferait une salle de théâtre plongée dans le noir, juste avant la tombée du rideau. On me guide vers l’œuvre dont je m’apprête à être simultanément actrice, autrice et témoin. La personne qui m’accompagne s’arrête pour me signifier qu’on y est: c’est là que débutera la – trop courte – expérience qu’est Walking: Holding. Rideau: je ferme les yeux pour laisser place au mystère.

Coprésentée en septembre par le Prospero (Mont­réal), le Périscope (Québec) et le Trillium (Ottawa), Walking: Holding est une performance élaborée par Rosana Cade, un·e artiste en arts vivants basé·e au Royaume-Uni. Produite pour la première fois en 2011 à Glasgow, l’œuvre a depuis lors été présentée plus de quarante fois à travers le monde. Pour la mise en place de l’édition montréalaise, Rosana Cade a collaboré avec Mélanie Binette, une artiste interdisciplinaire, performeuse et chercheuse qui considère que l’art de performance détient le pouvoir de transformer les lieux, et de brouiller les frontières du réel. Hors de l’enceinte du théâtre, la magie de Walking: Holding se déploie dans le public une personne à la fois. Chaque participant·e est invité·e à sillonner la ville main dans la main avec des personnes de genres, de classes, d’âges et d’origines ethnoculturelles différentes dans une sorte de marche à relais où rien n’est écrit d’avance, excepté le trajet. Durant la quarantaine de minutes que dure la performance, les participant·es du public sont ainsi guidé·es par six marcheurs et marcheuses le long d’un chemin soigneusement préétabli. Des instants de silence, d’hésitation, puis de conversation fluide ponctuent les échanges. Dans Walking: Holding, la rencontre s’opère dans un espace de vulnérabilité partagée, et devient le motif de l’œuvre.

En 2016, Rosana Cade réalisait un documentaire sur la performance, en collaboration avec Charlie Cauchi et Claire Nolan. Filmé entièrement à l’aide d’un téléphone intelligent, le documentaire adopte un regard extérieur, presque voyeur, sur les couples qui marchent, une transposition fidèle de l’impression d’être l’objet de tous les regards qui accompagne l’expérience de marcher en tenant un·e inconnu·e par la main. La narration, toujours en voix hors champ, livre les témoignages de personnes ayant pris part à l’expérience dans sept villes différentes du Royaume-Uni. Véritable complément à l’œuvre – ou consolation pour qui n’y aurait pas participé –, le documentaire nous plonge dans les pensées et les sentiments des participant·es, qui s’énoncent toujours en relation aux lieux. La ville se fait le réceptacle sensible des mémoires et des évocations. Informée par la géographie, science de l’écriture de la Terre, j’entrevois la ville comme une superposition d’histoires, de récits et de trajectoires. Si les personnes en paire, couplées à l’acte de marcher et de se tenir, forment ensemble l’objet de Walking: Holding, le canevas est ici la ville, qui se fait sujet.

N° 338: Vidanges

La suite de cet article est protégée

Vous pouvez lire ce texte en entier dans le numéro 338 de la revue Liberté, disponible en format papier ou numérique, en librairie, en kiosque ou via notre site web.

Mais pour ne rien manquer, le mieux, c’est encore de s’abonner!