L’éloge du travelling
Arrivée à Salon 58 pour la soirée d’ouverture de Furies, festival de danse contemporaine à Marsoui, en Haute-Gaspésie, dix heures après avoir verrouillé la porte de mon appartement montréalais, je contemple le jardin où se déroulent les festivités. Le feu crépite à ma gauche. Les applaudissements se manifestent. Le film à peine terminé, le générique se fond dans le bruit de la cascade et du vent qui chahute les cimes des arbres. Magie de l’interrelation entre l’environnement et la technique cinématographique. D’un coup tout flotte autour de moi. Les contours me glissent des doigts. Je ferme les yeux. En une fraction de seconde, les plans se révèlent, se succèdent, s’interpénètrent. Moteur! Travelling arrière. Face à moi, en arrière-fond, la prestance d’une forêt touffue est cadencée par une cascade; s’en détache l’aplat d’un écran où sont projetés des films de danse, dont la 2D flirte avec la sensation de volume; devant l’écran, le public, absorbé, est assis en arc de cercle sur plusieurs rangées derrière lesquelles crépite un feu de joie, immense foyer déplacé depuis la maison à laquelle je fais dos; maison qui est aussi Salon 58, lieu de résidence artistique, que j’ai traversé en arrivant pour accéder au jardin et dont la cuisine fait office de bar éphémère où j’ai pu commander une bière locale; sur le comptoir de la cuisine séjourne une appétissante assiette de spaghetti, dont la présence m’a fait me demander, en bonne gloutonne que je suis, si j’avais manqué le moment spaghetti de la soirée en accusant un retard de deux heures, ou bien si j’étais passée à côté du règlement de l’événement au point d’imaginer que cette assiette puisse finir dans mon estomac; devant la maison, l’allée transformée en stationnement temporaire déborde sur la route aux bas-côtés jonchés de voitures; route qui descend au petit village de Marsoui, bordé par le fleuve; ce fleuve longé pendant des heures, kilomètre après kilomètre, offre un soleil embrasé, des rideaux de pluie dont l’iridescence se reflète sur les roches, une beauté éclatante qui se transforme au fil de la route ponctuée d’arrêts, de bains de plus en plus salés, de cafés, de guédilles aux crevettes, d’achat d’essence pour la voiture louée à un particulier qu’il a fallu aller récupérer au petit matin de l’autre côté de la montagne, dans un coin résidentiel un peu planqué que l’on a peiné à trouver, probablement trop impatients et excités à l’idée de prendre la route, avec l’ami voyageur qui aura répondu présent à l’invitation de ce périple que…
L’épaisseur de l’expérience vécue en si peu de temps me saisit, comme le résultat d’un savant montage à mon insu, comme si j’avais fait partie d’un film sans même m’en rendre compte. Là, debout dans ce jardin, en un claquement de doigts, je bascule en plein scénario. Je me dis que Furies a quelque chose à voir avec le cinéma, sans pour autant comprendre ce que je dis. Parce que Furies est avant tout un voyage, Furies est un travelling, Furies est un plan séquence, Furies réclame le mouvement, Furies est cinématographique. Mais un cinéma réel, comme si les éléments du cinéma étaient dépliés dans le réel, comme si le cinéma était désossé, comme si je pouvais agir dessus et «être agie» par lui… Trois jours de festival, où je n’aurai pas assisté à toute la programmation, car je me serai permis de construire mon propre montage, mon paysage singulier, mon travelling à moi. La liberté de déplacement que procure l’invitation à passer de multiples lieux naturels à diverses bâtisses, et la magie de découvrir dans certains cas leur emplacement au dernier moment, génère de l’espace intérieur, donne le goût d’explorer d’autres paysages, d’entrer en contact avec les éléments, de contempler. En cheminant à partir du site d’une ancienne scierie jusqu’à une plage, un centre récréatif, une chapelle ou un bout de terrain en lisière de forêt, je deviens lien entre les paysages, entre les actes artistiques, comme si je tenais la caméra. Défilement des images et des sensations, multiplicité des cadres, ellipses esthétiques, une sorte de cinéma vivant augmenté défiant l’écriture. Les strates, infinies, impossibles à contenir. En un temps furtif, je suis en continuelle interrelation avec l’environnement, les espaces privés et publics, transgénérationnels, transesthétiques, géopolitiques, intimes et collectifs. Furies démultiplie les modes d’existence de l’art et, par conséquent, les façons d’être spectatrice, mais aussi femme, citoyenne. En effet, la «causerie» subtilement animée par Karla Étienne, en dialogue avec les artistes afrodescendant·es présent·es au festival, aura été des plus riches en raison de l’intrication inéluctable des dimensions intime et politique.
Furies n’aura fait qu’ouvrir des perspectives. Furies ne se raconte pas. Furies s’expérimente.