Le temps passe et la chair est triste
Si vous avez déjà cru à la révolution ou, disons plus simplement, au changement (je veux dire au changement véritable: à quelque chose comme à une évolution, à un progrès), vous avez aussi déjà connu le désespoir. Rien n’est aussi universel que les espoirs déçus. L’écrivaine et dramaturge Brigitte Haentjens avait fait du regret la matière de son magnifique Une femme comblée, et du traumatisme le nœud de son «récit troué», Blanchie. Sombre est la nuit, plus clairement romanesque, allie le regret au traumatisme. De même, la révolution en marche de Mai 68, la psychanalyse et son savoir émancipateur, le progressisme et ses possibles sont noués à la bourgeoisie devenue veule, alcoolo, à l’amour mué en dépendance, à l’ego plus grand que les idéaux. C’est d’ailleurs par le portrait d’un homme mûr, conjoint de toujours de la narratrice, que s’ouvre le récit; sur une plage du Mexique, «gisant au pied du palmier», le «verre perché» sur son ventre, il «sirotai[t] un drink»: «Je faisais semblant de trouver cela naturel, un mojito à dix heures du matin. Mais pourquoi pas, la vie est courte et il faut bien fêter, n’est-ce pas?» Cet intellectuel de combat, psychanalyste formé dans la France des années 1960, est ainsi présenté à l’heure de son échec, c’est-à-dire échoué sur une plage, dans une fête permanente qui cache son ineptie, qui voile le regard méprisant de sa conjointe-narratrice – tout le roman est au «tu», et ressemble à une accusation. Nous assistons à la transformation d’un regard, érodé par le temps: entre l’admiration pour le «jeune» intellectuel qui «prenai[t] la parole et ne la cédai[t] pas», qui «disloquai[t] tous les arguments, écrasai[t] les résistances et ne lâchai[t] jamais rien», et le demi-dégoût face à ce ventre blanc, l’œuvre de Haentjens constate la déréliction tranquille, taillée dans le regret, assurément. Plus l’homme agit en possesseur de tout un chacun, en violeur en puissance, en manipulateur assuré de son bon droit, plus on voit poindre, aux côtés du regret, le traumatisme. Jacques Lacan, Michel Foucault, Gilles Deleuze, Pier Paolo Pasolini: les grands noms passés par la chaire du Centre universitaire de Vincennes (1968-1980) que présente la voix admirative de la narratrice nous montrent, en creux, comment les idéaux d’alors étaient minés par l’ego mâle et l’élitisme ordinaire.
Patrick Nicol tartine depuis plusieurs années le portrait d’une longue errance intellectuelle. Elle égare, au gré de ses œuvres, divers avatars du romancier, tour à tour profs de cégep ou écrivains plus ou moins consacrés. Déjà dans Terre des cons, Nicol montrait le prof en bourgeois aviné, qui trouvait dans le tiramisu le contentement nécessaire pour faire face au Printemps érable; dans Vox populi, c’était un employé de soutien du cégep qui était tout égaré dans le fatras de l’actualité estudiantine. J’étais juste à côté met en scène Pierre, un prof traînant sa lassitude de 2012 à 2021, et les ressacs de son irritation, qui deviennent vite un aveu d’impuissance: «La plus grande partie du monde se déploie hors de mon atteinte.» Nicol se garde de présenter une déchéance, et c’est tout le sel de son écriture: dans chacun de ses livres, la déchéance a déjà eu lieu, il n’y a plus nulle part d’où déchoir, l’émotion elle-même paraît vaine. Tous ses livres racontent au fond qu’on persiste, malgré les dissonances cognitives, à penser qu’on pense bien. Dans l’un des passages les plus marquants de ce livre, porté par un souffle nouveau chez l’auteur – depuis, disons, La nageuse au milieu du lac –, le protagoniste est alité à l’urgence de l’hôpital. Il s’y trouve confronté à la faune un peu vulgaire des malades et des miséreux, aux étudiants stone qui changent les lits, aux patients qui lèvent le coude en cachette, accompagnés de bruyants visiteurs, aux préposés qui lâchent leur fiel contre le syndicat et l’État-providence dans le même élan que contre les coupes budgétaires et les mauvaises conditions de travail. Le protagoniste en perd ses valeurs: «Il faut aimer les pauvres de façon abstraite […] et de façon générale. Pris séparément, c’est plus difficile.» Cette expérience organique, vécue dans le corps, induit cette dissonance au cœur de toute la poétique de Nicol, qui consiste souvent à présenter l’intellectuel à côté de la foule, incapable de s’y glisser, d’en être – incapable même d’y croire. À l’hôpital, Pierre et sa conjointe «sont égarés en terrain hostile. Pourtant, les deux se considèrent, comme progressistes, membres de cette gauche ordinaire à quoi il est normal d’appartenir parce qu’elle n’est qu’humaniste. Leur gauche […] ne les a pas préparés à côtoyer les gens qui souffrent pour de vrai ni les gens qui les soignent». Il y a là une lucidité mordante, qui rime avec cette maxime de celui qui assure ne pas être cynique, simplement réaliste. Que je corrigerais par: ne pas être nihiliste, simplement honnête.
Cette honnêteté chez Nicol ne cesse de faire souffrir le lecteur qui se pense de ce côté-là de l’intellectualisme. Pourtant, et il me semble que la comparaison entre les deux œuvres s’avère productive, l’horizon du désespoir offert par les deux auteurs n’est pas de la même espèce. Chez Haentjens, l’échec du progressisme intellectuel prend la forme d’une marche pleine de fatalité, qui commence par le mauvais sexe d’un amant indifférent au plaisir de sa compagne, n’hésitant pas à reprendre son affaire quand cette dernière s’est endormie – elle se réveille avec un sexe en elle – et qui s’enfle dans les infidélités multiples de l’homme, doublées d’une possessivité jalouse. La fatalité s’articule dans la parole empêchée, dans la violence des querelles, dans la femme libérée en théorie et toujours dominée dans les faits. On retrouve, dans cette forme de désespoir, du tragique, parce que tout y est joué dès les premiers mots, tout mène à cet homme échoué au Mexique comme signe d’un Mai 68 transformé en tourisme de masse. Réinterprétation tragique de «sous les pavés, la plage», le roman de Haentjens montre la trajectoire qui a mené la France de Foucault à Bernard-Henri Lévy (mettons), mais dans le drame intime (dans l’avilissement par l’ego). Le narrataire, dont on trace le portrait tout au long de Sombre est la nuit, est déjà sorti de l’idéal en 1981, lors de l’élection de François Mitterrand: «Tu n’as pas célébré la victoire», remarque la narratrice, avant de décrire la liesse qu’elle a vécue place de la Bastille. Or, cette victoire, précise-t-on, a été fêtée quelques mois avant la mort de Lacan; dans le même mouvement, on voit à l’œuvre le déclin intellectuel et un aboutissement de cette «gauche humaniste» meilleure dans la distance. En lisant ces passages de Brigitte Haentjens, je revoyais Les années d’Annie Ernaux, ébauchant un constat parent, mélange de défaite et de victoire, de gain et de perte, de fête et de désespoir. La tragédie interdit les lendemains qui chantent.