Suinter la honte, en sortir
Il faudra bien un jour placer Lise Tremblay dans la même catégorie qu’Annie Ernaux. Ce sont des autrices qui, avec les moyens de la fiction, instillent un regard sociologique dans notre rapport aux corps, aux relations de genre. Elles ne pérorent jamais dans les généralisations, se frottant plutôt à notre quotidien râpé pour en révéler les failles, les trames enfouies, les répétitions. Si l’autrice a scruté de ce regard sans compromissions la dépendance économique villageoise (La héronnière), la solitude de la petite ville (La pêche blanche), la honte ouvrière (Chemin Saint-Paul), c’est au tour du vieillissement au féminin de se retrouver au cœur des cinq nouvelles de Rang de la Dérive.
Le regard sociologique permet d’atteindre quelque chose de singulier chez Tremblay, à même d’exposer ce qui échappe à notre individualité dans nos comportements intimes, nos goûts, nos choix. De quoi ce regard est-il fait? Il me semble qu’il faille chercher du côté des réitérations et de la force d’un témoignage situé au-delà de la honte.
Réitérations d’abord, qui structurent avec une prescience un peu oppressante le recueil, à la manière de La héronnière. Même si chaque nouvelle est indépendante et portée par une narratrice distincte, un même motif y est campé: une femme âgée est enfermée dans une relation amoureuse insatisfaisante, pour laquelle elle a fait trop de compromis et, de gré ou de force, elle en sortira sous le signe de la perte (relationnelle, amoureuse, économique, sociale), et apprendra une autonomie qui finit par déplacer les hontes anciennes. Ces ruptures impliquent une conscience de la vieillesse (bilans, corps meurtris, hommes qui partent avec des plus jeunes), des rapports antérieurs où la relation de pouvoir économique jouait à plein. Dans cette récurrence entre les histoires (sans aucune impression de redite), Tremblay rend compte de tout ce qui dans une relation intime appartient aux scénarios préétablis, aux attentes sociales, à l’éducation genrée, aux positions d’autorité, sans que ces éléments surgissent d’un quelconque didactisme. Au contraire, ces cinq voix de femmes qui entrent «en vieillesse» de manière brutale («Lorsque je suis sortie du métro pour me rendre à l’appartement de Bernadette, j’ai pris conscience de ma vieillesse») sont senties, marquées par des pertes, certes, mais aussi par du dévouement qui tourne à la sororité, des marches avec des amies où la connivence revient. Contre le gaslighting éprouvé, les fuites en autobus en pleine nuit, se construit un autre horizon, exploré de maintes manières. Dans la nouvelle éponyme, la narratrice quitte son mari plus âgé, Éli, après avoir vu les œuvres de tissage de la première épouse de ce dernier; dans «Les dahlias Evelyne», une femme recompose difficilement sa vie à Montréal après que Jasmin l’a trompée avec une plus jeune dans une ville industrielle de la Côte-Nord: «Je devais sauver mon mariage. C’était sans compter la façon dont on me regardait à l’épicerie, à la pharmacie et même à la clinique médicale. Et Martha croyait que ces regards allaient me tuer.» Dans les trois nouvelles suivantes, le même motif revient: une relation fondée sur un écart d’âge, une iniquité sociale et économique entre les partenaires, une pression sociale qui impose des habitudes et la grisaille du conformisme, une vieillesse qui accentue les désaccords et provoque une honte de ses propres compromissions, une rupture et un déménagement qui ouvrent au désarroi puis à une autonomie tranquille: «Et j’allais commencer doucement à vieillir dans cet appartement.»