Les continents de plastique
C’est l’histoire d’un mensonge dont les conséquences dépassent l’entendement. Elle commence au début du XXe siècle, avec l’invention des premières matières plastiques: la bakélite en 1907, suivie du polychlorure de vinyle (PVC) en 1912, du cellophane en 1913, du plexiglas en 1924, du polyéthylène en 1933, du polyuréthane en 1937, du nylon en 1938, du polystyrène en 1944, du polypropylène en 1954, etc. Ces noms qui valent une fortune au scrabble vous sont familiers. Les plastiques sont nos compagnons de tous les instants. Toutes ces inventions ont commencé à donner lieu à une production de masse à partir des années 1950 (seulement). Et elle n’a cessé de croître: avec 8,5% de croissance annuelle moyenne, elle est passée de 1,5 million de tonnes en 1950 à 367 millions en 2020. C’est le même genre de courbe exponentielle que celle de la consommation d’énergies fossiles. Et c’est logique, puisque les plastiques sont produits principalement à partir du pétrole, du gaz naturel et du charbon. Aujourd’hui, il ne se trouve pratiquement plus d’objets, de textiles ou de machines qui ne contiennent pas de plastique.
Voici comment le mensonge s’installe. Dès les années 1970, alors même que la compagnie d’eau Vittel vient tout juste de créer la première bouteille en PVC, la pollution par le plastique préoccupe déjà le public. Que fait alors cette nouvelle industrie en plein essor? Se laisse-t-elle couper les ailes? Que nenni. Pour pouvoir continuer de produire en paix, et à l’abri des regards critiques, elle fabrique une stratégie d’une efficacité impitoyable, dont nous payons le prix depuis. Première étape: détourner l’attention des agissements et des décisions des producteurs industriels et la rediriger vers les gestes individuels des consommateurs (voyez, ce n’est pas d’hier). L’industrie crée un «organisme à but non lucratif» à saveur environnementale, Keep America Beautiful, qui fait principalement des campagnes publicitaires. La plus fréquemment citée est celle où l’on voit des gens jeter leurs déchets par la fenêtre d’une auto, et qui arbore le slogan «Ce sont les gens qui créent la pollution, ce sont les gens qui peuvent l’arrêter». Dans le filon génie diabolique, on a rarement fait mieux. Tout le reste se construit là-dessus pour les cinquante années suivantes, et pas seulement en ce qui concerne le plastique. Le calcul de notre empreinte carbone individuelle, un indice créé par la British Petroleum (BP) en 2004, procède de la même logique.
La deuxième étape de la stratégie est plus perverse encore, et a eu elle aussi une nombreuse descendance: inventer une fausse solution pour apaiser les inquiétudes du peuple et canaliser sa bonne volonté. Et j’ai nommé: le recyclage. Une enquête menée en 2020 par NPR et PBS a révélé que l’industrie savait parfaitement, dès le début des années 1970, que le recyclage du plastique ne serait jamais économiquement viable ni techniquement satisfaisant, qu’il n’endiguerait nullement l’accumulation des déchets et, surtout, surtout, qu’il ne diminuerait en rien la production de plastique neuf, qui resterait toujours moins chère et bien plus lucrative. Les principales campagnes publicitaires pro-recyclage des deux décennies suivantes ont d’ailleurs été financées par l’industrie: Exxon, Chevron, Dow, DuPont, BP et consorts.
Elsa Beaulieu Bastien est anthropologue, militante écoféministe, enseignante et éducatrice populaire.