Vidanges

Fragments de maisons cassées

La mort, les déménagements, nous forcent à mesurer le poids des objets accumulés. Certains sont porteurs de la mémoire familiale ou d’émotions fortes, d’autres semblent traîner du vide et de la poussière.

Casser maison. J’ai entendu l’expression pour la première fois alors que j’avais sept ou huit ans. À la suite du décès de son mari, ma grand-mère allait abandonner la demeure où elle avait élevé ses trois fils, et mon père m’expliquait que nous serions de corvée pour vider la maison des objets accumulés depuis plus de trente-cinq ans. Le mot semblait chargé de toute la densité de la situation; la destruction et la rupture planaient, comme si la stabilité d’un monde enclos volait en éclat. Une maison allait rompre ses assises, se désintégrer, s’effondrer, et nous allions participer au carnage. Il fallait opérer un tri des objets entassés dans les garde-robes, dans le grenier, dans le garage, pour faire rentrer la petite maison blanche à la toiture rouge dans un trois et demie, quelques rues plus loin. Ma grand-mère devait se dépouiller d’une part de son passé, choisir les rares objets à conserver de son mari, et le reste allait être jeté, vendu sur le bord du chemin (ah, le plaisir de la première vente de garage) ou donné à la Maison blanche, l’organisme de charité de mon Chambly natal. C’était donc ça, casser maison: troubler son rapport aux mémoires.

Ce sont moins les bretelles de mon grand-père, son fauteuil percé, les vieux meubles bancals en bois qui ont provoqué en moi le choc, faisant en sorte que je me rappelle cette journée d’automne, que l’expression utilisée par mon père. Casser maison. Comme si sortir les objets de mémoire revenait à abattre l’âme du lieu, à faire trembler les fondations du foyer familial, à vider une existence de son socle. Sur le terrain couvert de feuilles rouges, où je jouais avec ma jeune sœur, je me souviens des boîtes entassées, des deux piles de meubles emboîtés: celle qui irait à l’appartement, celle qui irait au chemin (expression que j’ai toujours aimée). La seconde prenait une ampleur que je n’aurais pu soupçonner (moi qui avais la fibre du collectionneur, avec mes cartes de baseball): les déchets étaient plus nombreux que les choses jugées nécessaires. Vivre, c’était accumuler, mais il se mêlait à cet amoncellement du vide, des mémoires, de l’obsolescence, des résistances et une joie un peu trouble de disposer autrement, objet par objet, le sens de notre vie. Casser maison, c’était plus grave qu’un ménage du printemps ou que l’annuel rebrassage de l’espace domestique que ma mère entreprenait en disposant autrement les lits dans les chambres. Casser maison transformait en déchet une existence et un lieu. L’expression a pris une force démesurée des années plus tard quand ma grand-mère a dû quitter son logement afin d’aller en résidence pour personnes âgées. Je me souviens de mon agitation d’alors, quand l’horloge qui avait accompagné mes heures avec elle avait failli se retrouver dans la poubelle. Cet objet, de même que le petit porte­feuille à pince double qu’elle nous confiait, à ma sœur et à moi, pour aller acheter des gâteries au dépanneur, j’y tenais mordicus, comme si la mémoire de ma grand-mère s’y était déposée.

Quand on casse maison, on impose aux objets un mouvement d’exhibition, comme si une vie en venait à tenir dans ces cartons disjoints et ces sacs de linges à l’odeur familière, et que la sortie de ces vieux bottins téléphoniques, d’Almanach du peuple de 1976, de couvertures blanches au motif si banal de La Baie exprimait pour le voisinage la douleur du temps qui passe, l’impossible rétention de la routine et du connu. Casser maison, c’est perdre un oikos et nécessairement reporter sur ce qu’on préserve du désastre une valeur qui vaut pour le tout.

Michel Nareau est membre du comité de rédaction de Liberté.

N° 338: Vidanges

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