Vidanges

Le poids du désordre

Et si, à l’échelle mondiale comme locale, ce qui différenciait les riches et les pauvres se situait entre celleux qui peuvent se débarrasser de leurs déchets et celleux qui en héritent?

Espaces «sans bruit», «sans écrans», «sans ondes», on retrouve partout des lieux qui proposent une expérience «sans», éloignée du trop-plein du capitalisme. Ces lounges situés dans les aéroports ou encore dans certains salons de thé chics des grandes villes sont destinés à une catégorie sociale aisée, qui constitue la clientèle cible. Le thé que cette bourgeoisie urbaine sirotera sera «sans» additifs ni agents conservateurs; elle le dégustera assise confortablement sur un banc de bois, dans un espace épuré, «sans» nuisances. Chez elle, elle ne possède pas grand-chose, elle n’accumule pas, elle apprend à se «dé-tacher» du matériel, symbole d’un temps impur qui serait révolu: la société de consommation. Dans son intérieur, il n’y a pas de pollution visuelle, aucune marque apparente de produit vaisselle ou de dentifrice qui traînerait sur le bord de l’évier; tout a été transféré convenablement dans de petits contenants à des fins esthétiques. Elle s’inscrit à des stages de jeûne, fait attention à bien recycler et s’inquiète du devenir des générations futures. Tous les jours néanmoins, elle travaille à la poursuite de ce système, alimentant le cloud et «designant» l’architecture d’un nouveau logiciel intégré à cette forme d’économie dite immatérielle, «sans contact» et «sans» impression papier.

À quelques kilomètres, dans les quartiers périphériques bordant les autoroutes, la pollution et le bruit rythment le quotidien. Des objets brisés s’entassent de part et d’autre des habitations. On aperçoit au loin des plastiques s’échapper des poubelles et s’envoler au vent. Dans les intérieurs, la dernière aubaine en date qui n’a pourtant pas d’utilité immédiate trône dans le salon, à côté du «reste» que l’on conserve, «au cas où». Cette accumulation au sein de ces espaces restreints apparaît relativement irrationnelle. Elle est «en-tachée», folie même, syndrome de Diogène. Des publicités jonchent la table de la cuisine en guise de lecture. Au menu, on ne trouve rien qui soit «sans», mais on mange tout «avec»: hormones, additifs et agents conservateurs. La société de consommation est bien là, on la sent, et c’est cette «aliénation» qu’il s’agit de combattre…

Et, pourtant, ce sont ces mêmes habitants, habitantes qui, au petit matin, enfilent leurs costumes de travailleurs, travailleuses, se lèvent tôt et nettoient, prennent soin des jeunes et des aîné·es, trient, rangent, effacent tout le désordre des «autres» alors qu’ils et elles en sont les plus affectées dans leurs propres espaces intimes, et ce, jusque dans leur corps.

Au même moment, de l’autre côté du globe, aux Philippines, «derrière nos écrans» – selon le titre du livre de Sarah T. Roberts, Behind the Screen (2020) –, enfermés dans d’imposants hangars, des hommes et des femmes visionnent, trient et éliminent les publications illégales, dérangeantes et violentes présentes sur le web. Leur travail consiste à faire en sorte qu’internet reste clean, «sans» danger et performant. Fluide et «sans» taches. La capacité de ces êtres humains à ressentir des émotions est ce qui les fait vivre. Il faut cliquer, visionner, cliquer encore pour atteindre deux cents notifications par heure, jusqu’au jour où la compagnie occidentale trouvera meilleure tarification dans un autre pays. Pour faire face à ce risque, le gouvernement a investi dans de lourdes infrastructures: électricité, bandes passantes, etc. Là s’étend la dimension matérielle du cloud et d’une intelligence qui serait soi-disant artificielle.

Un peu plus haut sur la carte, en Chine, à Beijing, en périphérie de la métropole, ce ne sont pas des déchets numériques qui sont triés mais des déchets physiques, comme le dépeint Gaspard Brun dans une ethnographie publiée dans Monde chinois en 2018. Les humains qui vivent parmi eux utilisent leur ouïe pour évaluer la quantité de nickel présente dans l’inox, leur vue pour récupérer la moindre minuscule pièce de métal afin d’augmenter quelque peu leur revenu, leur odorat pour distinguer les compositions chimiques des différents types de plastiques. Tout le corps est engagé dans ce tri fastidieux; pas le choix: le gagne-pain est dans les restes des «autres». Il faut «s’attacher» à la matière, la respirer, pour l’identifier. La présence de retardateurs de flammes dans certains plastiques étant interdite dans le secteur alimentaire, par exemple, ces matériaux doivent être mis de côté. Quant aux poussières de métaux précieux des artisans bijoutiers, elles feront l’objet d’un examen minutieux: leur résistance à la chaleur déterminera leur valeur. Là encore, c’est l’expérience sensorielle qui permet d’évaluer la qualité ce qui sera requalifié. Une fois le tri effectué, il faudra à nouveau compacter les métaux purifiés pour réduire leur volume. Tenir son corps en flexion afin de sortir de la presse des pains de soixante-dix centimètres et de soixante-dix kilos.

Mais depuis 2018, la Chine refuse d’être la «poubelle du monde»; le Viêtnam est parmi les pays qui acceptent encore les plastiques. L’anthropologue Mikaëla Le Meur a documenté pour sa thèse de doctorat ce qui se déroule dans la ville de Minh Khai. Des femmes – anciennes paysannes –, âgées de cinquante à soixante-dix ans, se tiennent non loin de la route pour dépecer les lourdes balles de polyéthylène arrivées par conteneurs du reste du monde. Dans cette ville sont traités une centaine de types de plastiques différents. Les machines étant trop rudimentaires, il faut en faire des ballots plus légers d’environ vingt kilos pour les transporter dans les entrepôts. L’ouverture de ces sacs provoque en général des réactions somatiques intenses, dégoût de cette matière fermentée, éparse et informe. La matière détritique des «autres», impersonnelle. Une de ces femmes s’interroge: le même métier existe-t-il ailleurs? «Non, je ne crois pas», lui répond la chercheuse, comme elle le retranscrit dans Le mythe du recyclage (2021). «Alors, emmène-moi en France avec toi», lui demande la travailleuse. Son corps restera courbé durant dix heures. Une fois le résultat acheminé à la fabrique, dans la cour arrière des maisons, un second tri est effectué selon la qualité, la propreté et la couleur. Chacun des tas est alors jeté dans la broyeuse, puis décrassé, pour être incorporé dans une extrudeuse chargée de fondre la matière à 100 °C. Cela donne une pâte plutôt liquide qui est récupérée par un ouvrier inhalant au passage quelques vapeurs toxiques. Pour que cette pâte puisse être correctement filtrée, elle est fondue une seconde fois, refroidie, puis redécoupée en granules. Malgré tout ce processus laborieux, le matériau recyclé reste en général de piètre qualité. Il est utilisé par la suite pour fabriquer des films et des sacs plastique vendus sur le marché vietnamien. Et si on aperçoit au loin des «maisons bourgeoises sur des tas d’ordures», les capacités de subsistance, elles, ont été «en-tachées» par cette activité. Les rizières ont disparu, vendues comme terre de stockage pour les déchets, et les cours d’eau sont aujourd’hui pollués. Certaines habitantes regrettent les baignades spontanées des enfants du village.

Du côté de l’Afrique, au Ghana, dans une banlieue d’Accra nommée Agbogbloshie, ce sont moins les plastiques que les ordinateurs, tubes cathodiques, téléviseurs, voitures, imprimantes, câbles et chargeurs qui s’accumulent dans la décharge. Ces objets arrivent en tant que «produits d’occasion» – le transfert de déchets électroniques étant officiellement interdit depuis la Convention de Bâle. Néanmoins, ce sont avant tout leurs composants qui intéressent les habitant·es. À l’aide d’un tournevis et d’un marteau, il faut disséquer ce matériel, le démanteler, puis trier les pièces pour récupérer les métaux présents à l’intérieur, en particulier le cuivre, le plomb, l’acier et l’aluminium. Parfois, il faut les brûler pour retirer les infimes couches de plastique collées sur les câbles, par exemple. Cet espace a été qualifié de mine urbaine à ciel ouvert, où l’on procède à l’extraction de matière dans les objets obsolètes issus du mode de vie occidental. Toute une économie fonctionne autour de cette extraction, qui répondra parfois à la demande en métaux que suscite la voiture électrique, présentée comme la solution «propre» dans les pays riches. Le coût de cette extraction plus intense en travail est moins élevé qu’au sein des mines traditionnelles, en particulier en ce qui concerne le cuivre, et ce, malgré les risques sanitaires auxquels s’exposent les Ghanéens pour en faire la collecte. Outre cette récupération pour le commerce international, certains collecteurs du pays fabriquent ingénieusement à partir de ces métaux récupérés des objets du quotidien, tels que des marmites en aluminium pour la cuisine.

Il arrive parfois que l’Occident s’en mêle. Investi d’une mission, celle de gérer ce qu’il juge être le «désordre» des autres. Selon l’enquête de Bénédicte Florin, il y a vingt ans, en Égypte, la ville du Caire a été contrainte par le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale d’instaurer un partenariat public-privé pour gérer ses déchets. Même si le recyclage n’est pas une activité très rentable, des entreprises européennes ont répondu à l’appel d’offres lancé par la Ville. Elles souhaitaient ainsi infiltrer le marché égyptien, qui leur paraissait prometteur, pour développer d’autres activités plus lucratives. Pour ceux que l’on surnomme parfois les «chiffonniers» du Caire – au nombre de cent mille personnes –, il a alors fallu jouer de stratagèmes, se lever tôt, parcourir la ville et passer devant les immeubles bien avant les camions tasseurs des compagnies pour récupérer les déchets, car cette activité serait dorénavant considérée comme du vol. L’ironie du sort est que la collecte issue de la «bonne gouvernance» occidentale ne sera que très faiblement recyclée, les entreprises ayant entassé la majorité des ordures dans le désert. (Selon la géographe Bénédicte Florin, les compagnies privées recyclent seulement 20% des déchets, alors que les collecteurs en recyclent, eux, autour de 80%.) Privés d’une partie de leur travail par ces compagnies européennes, les collecteurs de déchets, ceux que l’on nomme les zabbalîn, victimes d’une certaine stigmatisation, sont alors sortis de l’invisibilité pour faire valoir leur savoir-faire, demander reconnaissance, conscients désormais de participer davantage au recyclage des déchets, même si leurs techniques restent plus artisanales que ces grosses infra­structures capitalistes.

Mais avant de traverser le globe, au Québec, à Montréal, si nous apercevons une fois par semaine les camions à ordures passer devant chez nous, ou que nous entendons à la tombée de la nuit les ramasseurs et ramasseuses récupérer nos canettes, nous ne savons finalement peu de chose sur ce qu’il advient de nos déchets et comment ils sont effectivement recyclés. Pourtant, tous les jours à la périphérie de la ville, des hommes et des femmes suivent la cadence du tapis convoyeur et répètent le même geste, mécaniquement, tentant de ne pas se laisser emporter par la monotonie. Comme j’ai essayé de le montrer par petites touches, ce processus n’est pas uniquement la résultante de pratiques individuelles: on ne recycle pas chez soi. Recycler implique de reconcentrer la «matière» éparpillée afin qu’elle soit à nouveau utilisable. De ce fait, parler de «matière recyclable» est une hérésie: il n’y a pas de matière recyclable en soi. Ce procédé nécessite encore aujourd’hui un tri manuel pour détourner un maximum d’objets et de matériaux de l’enfouissement. Et en cette matière, les qualités humaines sont encore loin d’être obsolètes. Le travail manuel peut même être un gage de meilleure qualité. C’est l’argument qu’a donné le directeur de la gestion des matières résiduelles à la Ville de Montréal pour appuyer l’entente avec la Société Via (un organisme à but non lucratif) à la suite de la résiliation d’un contrat avec l’entreprise Ricova: «l’organisme fera plus de tri manuel, puisqu’il pourra compter sur un plus grand nombre d’employés, étant donné sa mission de réinsertion», selon un article paru dans La Presse le 4 octobre 2022. La fameuse économie circulaire tant promue par les gouvernements occidentaux repose en fait largement sur un travail effectué par les marges. Comme l’indique Jean-Baptiste Comby à propos de ce qu’il nomme l’écologie des riches, ce type de discours «tend à taire les coûts et fondements matériels des solutions techniques et infrastructurelles qu’il célèbre» («À propos de la dépossession écologique des classes populaires», Savoir / Agir, 2015). Et aussi les inégalités qu’il sous-tend, comme le disait déjà Simone Weil dans Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale (1934): «Toute notre civilisation est fondée sur la spécialisation, laquelle implique l’asservissement de ceux qui exécutent à ceux qui coordonnent; et sur une telle base, on ne peut qu’organiser et perfectionner l’oppression mais non pas l’alléger.» De plus, le rêve d’une automatisation complète du dispositif nous fait oublier l’essence même du «déchet», marqueur de notre subjectivité dont on peut douter qu’il soit un jour parfaitement «scannable» par la machine.

Dans un texte poignant, «Capitalocene, Waste, Class and Gender» (2019), Françoise Vergès dépeint les contradictions dialectiques présentes dans la société entre la performance de l’homme blanc occidental, qui s’illustre notamment dans le perfectionnement visible du corps grâce à l’entraînement sportif, et celui des femmes noires, entretenant ces espaces, au corps épuisé, invisible. Ce même procédé semble s’opérer au sein des débats sur la question écologique entre les «vertus» de certain·es, incarnées par l’achat de «produits recyclables», et l’invisibilisation des travailleurs et travailleuses de l’entretien, de la collecte et du tri. L’historienne du colonialisme pose d’ailleurs cette question qui apparaît d’autant plus essentielle aujourd’hui: «Qui nettoie le monde?» Car force est de constater que, si les déchets sont partout, ils ne nous envahissent pas tous et toutes de la même manière.

Pendant longtemps, la pauvreté a été définie par le «manque», l’être de besoin, mais, aujourd’hui, cette définition ne pourrait-elle pas prendre en compte l’envahissement des déchets? Les discours dominants qui font la promotion d’une économie circulaire prennent très peu en compte les contextes, les rapports symboliques, de classe, d’ethnicité et de genre, présents derrière les flux de matière qu’elle souhaite voir advenir. Ces types de discours s’imposent comme étant «efficaces et rationnels», tout en gommant les rapports de pouvoir qui les traversent. L’industrie doit fonctionner comme la «nature» et cette analogie ne peut être remise en question. Pour paraphraser le philosophe Louis Marion, nous avons ici affaire à un drôle de Prométhée, qui se présente non plus comme voulant dominer la nature, mais «être» la nature, avalant au passage toute forme d’alté­rité possible. «Un monde sans déchets», prône aujourd’hui la firme Coca-Cola tout en nous vendant sa bouteille 100% recyclable, fruit de sa dernière innovation technologique. En plus d’être mensongers, ces discours posent la question: que signifie le fait de désirer une société «sans» restes? Est-ce la volonté de reconduire l’ordre en place?

Par un jeu avec le mot «tâche» / «tache», qui désigne la marque de ce qui salit, je tente de souligner les liens qui unissent ces deux catégories de personnes: l’une «dé-tachée» de la matérialité, qui s’évertue à «purifier» ses pratiques de consommation en les verdissant, mais dont le mode de vie dépend de tout un tas de tâches laborieuses exercées par «autrui»; l’autre «en-tachée», voire «at-tachée», ensevelie sous ce travail de production, de reproduction et de consommation, parfois risqué et porteur d’un certain stigmate: celui de se salir pour «purifier» la matière d’autrui.

Et pendant que ces personnes partout dans le monde luttent contre cette accélération de l’entropie généralisée, nous faisons nos courses «sans» sacs plastique, achetons des voitures «sans» pétrole, du pain «sans» gluten et des produits «sans» sucre. Aujourd’hui, les riches veulent du «sans», alors les pauvres auront du «avec».

Ambre Fourrier est doctorante en sociologie à l’UQAM, où elle travaille sur la question du recyclage. Membre de Polémos, un groupe de recherche indépendant sur la décroissance, elle est aussi l’autrice d’un ouvrage intitulé Le revenu de base en question: de l’impôt négatif au revenu de transition(Écosociété, 2019).

N° 338: Vidanges

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