Vidanges

La civilisation mondiale des déchets

Nous nous demandons souvent à Liberté si notre incapacité imbécile à imaginer notre fin (individuelle aussi bien que comme espèce) ne participe pas à notre délire de destruction, comme si ce déni finissait par s’exprimer dans nos comportements compulsifs. Notre adoration de l’accumulation et notre insouciance à mettre au rebut ce qui hier pourtant nous semblait si nécessaire, si urgent à obtenir, accélèrent ainsi la fin que nous refusons de considérer. Sur quelle planète vivront les enfants de nos enfants? Dans un avenir qui nous dépasse, un avenir duquel nous serons absent·es, mais qui sera la conséquence directe de notre présence. Acheter. Avoir. Jeter. Bah, on inventera bien quelque chose, non?

Quand nous étions petit·es, nous regardions passer les camions à ordures avec un mélange de peur et de joie. Nous nous imaginions courir nous aussi dans les saletés, nous agripper à la barre les cheveux au vent. Nous voulions être vidangeuses! Mais les adultes prenaient un drôle d’air. Alors, quand on nous demandait ce que nous voulions faire plus tard, nous répondions comme tout le monde vétérinaire. Aujourd’hui, nous savons que, même s’ils sont toujours aussi déconsidérés qu’avant, les métiers du nettoyage sont les plus importants. C’est un nœud, on dirait, dans toutes les réflexions le moindrement sérieuses sur la vie en société. Essayez pour voir de parler autour de vous de vos idéaux anarchistes. Nous parions que quelqu’un vous répondra ce grand classique: «C’est bien joli en théorie, mais qui ramassera les poubelles?» Savons-nous, d’ailleurs, ici, maintenant, qui les ramasse?

Justement, chaque semaine, le camion des poubelles passe. Magie! Les ordures disparaissent. Nous vivons un soulagement épais, détendu. L’odeur se dissipe, la maison redevient un espace paisible. Nous pourrions revoir ces poubelles dans un dépotoir ghanéen, en Chine ou dans une carrière près de chez nous, au fond du fleuve, dans la forêt qui s’étend derrière la maison, dans le poisson que nous mangeons ou dans les grandes étendues du Nord. Mais pour l’instant, n’y pensons pas, faisons comme si, puisque de toute façon nous nous sentons loin des dépotoirs et des bidonvilles, loin des montagnes de détritus largués en Inde, lavé·es que nous sommes chaque semaine comme par magie de l’angoisse et des questions insoutenables qui surgissent à la vue de déchets indécomposables jusqu’à l’horizon.

Poubelles, poubelles, dites-moi qui est la plus belle! Usages de vie, usages de mort: les poubelles racontent qui nous sommes. L’humanité est-elle prise dans sa phase poubelles? Dans Fraggle Rock, émission jeunesse des années 1980, les ordures, amas de détritus, prennent vie et prodiguent conseils et paroles de sagesse. Mais nous, avons-nous appris de nos poubelles? Sommes-nous même capables d’y réfléchir? Nous sommes des champion·nes toute catégorie du déni, des mages spécialisés dans l’illusion de disparition. Hocus pocus, conséquences de notre mode de vie: disparaissez!

Mais c’est encore un truc de magicien amateur. Sur le site du ministère de l’Environnement, on peut lire que «les Québécoises et les Québécois produisent en moyenne vingt-cinq tonnes de matières résiduelles non dangereuses chaque minute». Faisons un petit calcul: vingt-cinq tonnes par minute multipliées par soixante minutes donnent mille cinq cents tonnes par heure. Mille cinq cents tonnes par heure multipliées par vingt-quatre heures, ça donne trente-six mille tonnes par jour. On dit qu’une voiture pèse une tonne; imaginez maintenant trente-six mille voitures par jour qui s’accumulent, s’accumulent… Au bout d’un an, on est à 13 140 000 tonnes de déchets domestiques. Seulement au Québec. Et ce sont seulement les matières résiduelles. On n’a même pas parlé des déchets d’usines, de toutes sortes d’usines! Ni de ceux des mines, du pétrole, des égouts, des hôpitaux, de la construction, et de, et de, et de. Et bien sûr, ce sont les pays pauvres qui ramassent la merde – on envoie chaque année des millions et des millions de tonnes de déchets en Asie, en Afrique. Existe-t-il un geste plus colonialiste?

Les poubelles sont le fil direct, la conséquence concrète et matérielle de la société de consommation. Nous pourrions bien faire des pieds et des mains, hurler à la lune, chanter des formules, accomplir des rituels pour réduire les poubelles, si nous ne changeons rien à nos modes de vie, elles continueront de s’accumuler, de vingt-cinq tonnes la minute en vingt-cinq tonnes la minute, seulement au Québec. C’est un problème profond, et aucun des gouvernements qui se succèdent, dont les visages changent peut-être mais qui au fond restent les mêmes, ne propose quoi que ce soit de concret, de réel pour le régler. Impuissant·es devant nos vidanges, qui, pendant que nous poursuivons notre train d’enfer, libèrent des toxines dans l’air, sur la terre, dans la mer, dans nos corps.

La magie? Quelle magie? «La Terre nous est étroite», dit Mahmoud Darwich, et ce qui ne se transforme pas déborde.

N° 338: Vidanges

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