Essai libre

Et s’il y avait trop d’emplois?

Cherchant à comprendre la pénurie de main-d’œuvre, nous demandions: «Où sont donc passé·es les travailleurs et les travailleuses manquant·es?» Mais on peut poser la question autrement.

C’est peut-être parce que je cherchais à présenter une perspective nuancée sur la mal nommée «pénurie de main-d’œuvre» – ou peut-être simplement parce que je suis tombée sur cet article quelques jours avant l’Halloween –, mais il m’a semblé que le titre que proposait la revue Gestion de HEC Montréal pour aborder ce phénomène, «La catastrophe annoncée», tendait à faire peur. Or, ça ne s’est pas arrangé dans l’article. «Cette rareté de la main-d’œuvre a des impacts majeurs sur les entreprises. [Une] étude de la BDC [Banque de développement du Canada] montre que la moitié d’entre elles peine à trouver des travailleurs et qu’un quart d’entre elles éprouve de la difficulté à retenir ses employés. “Cela les empêche d’atteindre leur potentiel de croissance et de maximiser leurs profits, explique Isabelle Bouchard, économiste à la BDC et coauteure du rapport. Près de la moitié de celles que nous avons interrogées n’ont pu remplir certaines commandes ou ont dû en retarder la livraison.” La concurrence féroce pour attirer les ressources humaines se traduit aussi par une pression à la hausse sur les salaires et les coûts des avantages sociaux. La moitié des entrepreneurs qui affrontent des difficultés d’embauches doit augmenter les salaires et les avantages sociaux, selon la BDC.» Quelle catastrophe, en effet, pour une entreprise que de devoir augmenter les salaires et les avantages sociaux de son personnel. Une tragédie presque aussi grande qu’un salaire qui n’augmente pas en période de forte inflation. Mais passons. Là où je veux en venir, c’est que ce ton alarmiste quant aux conséquences des problèmes de recrutement sur la croissance des entreprises me semble malavisé (s’attendent-elles à ce qu’on soit solidaire de leur tragique déconvenue?) et commande, comme c’est souvent le cas lorsqu’il est question d’économie, un travail de démystification. Car oui, il y a une tragédie qui se joue en raison du manque de main-d’œuvre, mais ce n’est pas celle dont parle la revue de l’établissement du chemin de la Côte-Sainte-Catherine.

Disons pour commencer que c’est le propre des représentants patronaux, comme des économistes orthodoxes et autres fans finis du capitalisme, de faire passer certains phénomènes économiques pour des catastrophes naturelles qui vont s’abattre sur l’ensemble de la collectivité. «Sans hausse de la productivité, le Québec s’appauvrira», «le manque d’investissements en innovation nuira à la croissance», «le vieillissement de la population affectera la compétitivité de nos entreprises» sont des avertissements qu’on nous sert régulièrement sans trop d’explications. Depuis quelques années, parmi ces cataclysmes qui semblent menacer le tissu même de notre société, il y a la pénurie de main-d’œuvre. Voyons par exemple ce qu’en disent les partis politiques représentés à l’Assemblée nationale du Québec. Tous avaient des mesures à proposer dans le cadre de la dernière campagne électorale pour remédier à ce problème. «Le vrai parti de l’économie, c’est celui qui agit pour la crise de la main-d’œuvre, c’est le Parti libéral du Québec», lisait-on par exemple sur le site internet du PLQ. Tous sont d’accord pour dire qu’une partie de la solution réside dans la formation et qu’il faut attirer les jeunes dans les disciplines liées aux secteurs où les besoins sont les plus criants. Les partis s’entendent aussi pour dire qu’il faut améliorer la productivité du travail et accroître l’automatisation. Là où les opinions divergent, c’est sur la place qu’ont ou non les personnes immigrantes dans la solution. Certains voient dans les nouveaux et nouvelles arrivant·es une source intarissable de main-d’œuvre capable de répondre aux besoins des entreprises. Quant à ceux qui ont fait du rejet de l’immigration leur pain et leur beurre, ils y voient au contraire un facteur qui pourrait aggraver d’autres problèmes que connaît le Québec, comme le prétendu manque de logements pour accueillir tout ce monde, énième variation sur le thème du «ils vont nous voler nos jobs».

Sans minimiser les conséquences qu’ont les postes vacants dans certaines organisations (nous y reviendrons), il serait opportun de se demander, avant de penser aux moyens de les pourvoir, de quoi l’on parle exactement lorsqu’on parle de pénurie de main-d’œuvre. Qu’est-ce qui la cause? Qui en est affecté? Pour avoir accès aux faits économiques, il faut les dégager des mythes qui les enrobent et venir à bout des «idées zombies» qui continuent de polluer la discussion publique. (Vous ai-je dit que j’avais écrit ce texte peu de temps avant le jour des Morts?)

Julia Posca est membre du comité de rédaction de Liberté.

N° 338: Vidanges

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