Les oiseaux moches de l’espoir
André Lavoie m’a offert, l’été dernier, de participer à sa série d’articles dans Le Devoir, dans laquelle des psys interprétaient un film de leur choix. Je savais que l’exercice stimulerait ma pensée en profondeur, et cela m’a poussé à visionner de nouveau, vingt ans plus tard, le documentaire Les enfants de Refus global, de Manon Barbeau. Une scène me hante, insiste en moi; je n’ai rien trouvé d’autre pour apaiser ce revenant que de me mettre à écrire. Il s’agit de l’entretien avec Jean Paul Riopelle, tourné à L’Isle-aux-Grues.
Si les révolutionnaires de Refus global ont participé à la chute de la foi religieuse au Québec, ils ont aussi déplacé cette foi ailleurs, sur l’Art avec un grand A, avec ses pères spirituels: vocations, sacrifices de la vie privée et fantasmes d’immortalité par l’entrée dans le paradis de l’histoire de l’art. Or, dans la scène qui me hante, Riopelle fait un pas de plus, il passe de la mort de Dieu à la mort de l’Art. La peinture?: «Qu’est-ce que tu veux faire d’un peintre?» La création?: «Si ça existe.» En résumé?: «Y a rien qu’y a de la valeur.» C’est parce que Riopelle a atteint le fond du baril, comme on dit, le degré zéro de la foi, qu’il ne croit plus en rien, que cette scène devient pour moi inoubliable, puisqu’elle nous montre aussi que de ce rien naît la suite du monde; on entend Riopelle proclamer la fin du monde, mais l’on voit derrière lui les splendeurs de L’Isle-aux-Grues, puis l’on voit ses petits-enfants regroupés autour de leur mère, à la campagne, en France. Après le deuil de la religion et de la religion de l’art, il n’y a pas la fin de tout, mais bien les retrouvailles avec la nature et les enfants. Cette scène marque pour moi une transition historique majeure: le travail du deuil transforme le Refus global en Responsabilité globale. Il n’est pas ici question d’une simple rupture, mais de l’appropriation de l’héritage de Refus global par de nouvelles générations. Le combat continue contre les forces de la morale, de l’argent et de la raison, déjà si éclatant dans Refus global, mais ici sur d’autres terrains. Par exemple, si les nouvelles parentalités ont fait exploser toutes les conventions sur l’identité et le genre, on retrouve, après l’explosion, la chose la plus importante et la plus simple: le lien à l’enfant. Et après le déclin de toutes les idéologies révolutionnaires des dernières décennies, on retrouve la chose la plus importante et la plus simple: le lien à la nature.
«Moi, ce que j’aime, c’est les oiseaux moches», dit Riopelle, une phrase qui opère la transition entre deux époques. La nature n’est plus soumise au regard tout-puissant de Dieu ou de l’Art, elle est faite d’oiseaux moches, d’humains moches. Cette marque du deuil de la grandiosité et de la foi en un au-delà transcendant m’a profondément ému, comme la pointe d’une petite pousse verte d’espoir sur une terre brûlée. Après avoir balancé que la solitude, «c’est tout ce [qu’il] aime, en fait», et qu’«[il] veu[t] toujours être ailleurs», Riopelle se fait surprendre par l’amour des oiseaux moches, par le retour du goût d’être ici et d’être en lien, le retour d’une certaine forme de communion post-religieuse, qui passe par l’affection pour les petites choses, à commencer par soi-même comme grain de sable sur les plages de l’univers. Bien qu’il faudra fort probablement retrouver dans l’avenir des idéaux et une forme de grandeur pour renverser le Capital et limiter les catastrophes climatiques, ce passage par l’affection pour les oiseaux moches est peut-être la sagesse possible de notre époque, qui ne sait pas encore assez valoriser ce qui est là, autour de nous, avec nous, à notre portée, le petit, le proche, le singulier, le sensible; mais l’on sent tout de même un mouvement en ce sens, vers le micro, le local et l’artisanal, une modestie qui n’a rien à envier aux grands bains de sang de l’Histoire que l’on aime étrangement célébrer en général.