Vivre!
Je dis que nous sommes ceux qui refaçonneront cette société, nous la refaçonnerons du bas vers le haut. Nous serons les bûcherons du bois mort et les jardiniers des temps nouveaux. Voici venu notre tour.
— Salman Rushdie, Les versets sataniques
Je ne l’ai jamais vue dans cet état, mon amie iranienne. Je la connais depuis plus de trente ans, et je l’ai entendue souvent réagir aux événements politiques de son pays, suivre avec passion leur cours. Mais jamais je ne l’ai vue dans cet état. Atterrée, essoufflée, n’ayant pas dormi depuis longtemps, accrochée à son téléphone et aux réseaux, en voyage dans la galaxie des tweets. «Tu te rends compte de ce qui se passe en Iran? C’est une révolution…», me dit-elle sans quitter des yeux l’écran qui la transporte au milieu des manifestantes. C’est à peine si elle écoute mes quelques mots d’acquiescement, elle n’est pas là, elle est en pensée dans les rues de Machhad ou de Téhéran avec les jeunes femmes qui enlèvent leur voile et dansent autour des feux où elles le brûlent.
Je l’ai connue volubile, affairée, en équilibre instable entre Occident et Orient: enjouée de sa liberté acquise avec la possibilité de vivre à l’étranger, attristée d’avoir dû quitter l’Iran et celles qui étaient restées. Je l’ai vue nostalgique de sa famille, déchirée entre la libération et la douleur de l’avoir désertée. Je l’ai entendue me raconter un séjour de vacances en Iran, trois semaines de peur du voile qui tombe un peu trop bas ou du pantalon trop serré, puis s’assombrir en pensant à son pays perdu. Et ses larmes attiraient les miennes.
Les complexités qu’elle décrivait dans les premiers moments de son exil, et dont elle avait appris à rire avec le temps, elle pouvait, me semblait-il, les partager avec certaines Occidentales. Au Québec, le fossé culturel entre parents et enfants, pendant la Révolution tranquille, n’était-il pas à peu près aussi grand que celui qui séparait la femme d’un mollah de ses enfants partis étudier à Londres? Au mieux, cela lui faisait esquisser un sourire. Mon cosmopolitisme désuet ne pouvait que heurter sa différence culturelle. Je n’avais rien compris. D’autres fois, nous parcourions ensemble les chemins de son exil et le difficile rapport à l’origine et à l’identité que nous avions en commun.