Éditorial

Politique spéculative

Le gouvernement canadien, qui continue par ailleurs à criminaliser les écolos, annonce cette année des investissements majeurs dans la protection de la biodiversité et une réduction du soutien au pétrole (qui sera, ne paniquez pas, compensée par un financement accru des technologies vertes). Ce genre d’annonces, et les programmes qui viennent avec, pleuvent de tous les paliers de gouvernement, et les écologistes n’ont d’autre choix que de se précipiter avec l’énergie du désespoir vers cette manne, proclamée après des décennies de manque. Une bien bonne chose, n’est-ce pas? Des investissements en environnement, il en faut, beaucoup et tout de suite. Liberté a bien évidemment répondu présente. Et nous voilà en train de rédiger comme tout le monde des projets et une politique d’écoresponsabilité pour entrer dans le bal de la gestion verte.

Et je me creuse la tête. Que pouvez-vous annoncer, quel grand engagement prendre quand vous êtes un petit organisme culturel qui résiste depuis toujours aux impératifs de croissance? Quand votre principale «ressource» est la littérature d’idées, et que vous accordez déjà une place centrale à des écologistes radicaux? Bien sûr, nous pouvons parler de types de papier et d’encre, de nos petits tirages, de notre diffusion choisie, du recyclage. Mais nous sommes bien loin des Glencore et Rio Tinto de ce monde, qui doivent être en mesure de rédiger des planifications écolos de légende, véritables romans d’aventures futuristes. Comme j’essaie d’être une gestionnaire respectable, je n’écrirai pas dans nos objectifs «Empêcher la disparition de la vie sur Terre» ou «La révolution», mais quelque chose comme «Réduire la consommation d’électricité au bureau de 15% selon des critères mesurables».

Ce n’est pas que je sois particulièrement cynique, mais j’ai l’habitude, comme vous sans doute, de la machine à détacher du réel. Le détournement est si régulier, si attendu, qu’on ne le remarque presque plus, sauf pour un petit souffle au cœur, une fuite. Il arrive qu’en parlant, on perde du sens au lieu d’en construire. C’est ce qui arrive quand on se laisse coincer malgré soi dans une situation bureaucratique – ou dans une réunion avec des spécialistes des ressources humaines. On essaie de bien faire mais, plus on additionne les mots, plus on s’éloigne de notre intention de départ. Le langage ne sert plus au partage; il met en boîte, nous transforme en matière, sans capacité de penser, telles des palettes de bois de conteneurs. L’assureur vous remercie de votre compréhension, veuillez rappeler plus tard, n’oubliez pas d’évaluer la qualité de notre service, et vous ouvrez la bouche en vain, étourdi·e par le vide. Il n’y a pas d’option pour représenter ce que vous avez à l’esprit; qu’importe, ça parlera par-dessus vous, avec plus de force, plus de cohérence et de normalité que vous. On dirait que nous vivons avec un blob, un cauchemar qui détourne tout à des fins de profit. Dans un bruit de succion. Un monstre qui exploite non seulement la matière, mais aussi l’idée, le langage, et jusqu’à l’imagination. C’est à manquer d’enthousiasme au moment de rêver. Dans un ordre capitaliste fantasmant la production infinie, nos cerveaux sont une ressource à exploiter; et le discours vert, une solution pour que la décroissance rapporte.

Un peu comme la finance se base maintenant en grande partie sur des fictions, au point de ne plus avoir besoin, pour faire des profits, que ses projections s’avèrent, il existe de la politique spéculative. Vous êtes une personne engagée, prête à changer le monde? Ce système a de quoi vous occuper. Campagne publicitaire, sondage sur les attentes des Canadien·nes en matière de justice sociale, atelier de formation sur la TransitionTM, COP, rapport d’utilisation du fonds d’aide à la numérisation des contenus sur la diversité. Ce qui compte, ce n’est pas le changement, mais votre contribution au bilan de quelqu’un, le nombre de cases que vous permettrez de cocher dans la grille qui compile les rapports sur les rapports. Vous ferez de votre mieux pour remplir les colonnes, en attendant le moment d’agir; et vous sentirez l’écart se creuser entre ce que vous dites faire et ce que vous voulez faire. Si vous êtes un peu parano, vous vous demanderez si ce n’est pas exactement ce qui est attendu de ces programmes: votre langue, votre âme occupées à raconter l’action politique plutôt qu’à agir. Vous vivrez avec une fuite: toujours un peu plus d’énergie et de sens qui s’échappent. De moins en moins capable de regarder le monde en face.

Vous chercherez alors frénétiquement les mots qui ont encore un peu de force. Vous remplirez des lettres d’intention qui disent «Ouch!», «Au secours!», «Non». Dans la section «calendrier et étapes de réalisation», vous écrirez des choses toujours plus vraies, toujours plus graves. Étape 1: grève générale illimitée; étape 2: magie noire; étape 3: immolations. Vous frapperez pour redonner un pouls aux mots inertes.

Dans votre cauchemar, votre demande de financement sera acceptée.

N° 338: Vidanges

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