Danser sur des noms
Le psychanalyste Gérard Pommier voit dans le nom propre ce qui noue l’intérieur et l’extérieur du corps: c’est parce que j’ai reçu un nom que la parole qui sort de ma bouche ne m’est pas étrangère lorsqu’elle entre dans mes oreilles. Il faut la littérature pour imaginer ce que pourrait vouloir dire sortir de son nom: Le danseur de La Macaza donne forme à cette prémisse en présentant l’énigme d’un personnage qui surgit sans nom en Abitibi dans les années 1960 et se fait malgré tout appeler Barabbas. Impossible de résumer sans la trahir cette œuvre dans laquelle les temps se renversent et les voix se télescopent, où le souvenir et l’imagination se superposent, où les morts reprennent vie pour se faire entendre, dans un livre qui fait de sa propre écriture un enjeu. Essayons tout de même.
Un homme sans âge et sans papiers tient maison sur un banc devant l’église Saint-Sauveur à Val-d’Or. L’homme prétend avoir été victime d’une commotion cérébrale l’ayant laissé sans souvenirs au milieu de la forêt La Vérendrye. Devant cet homme «connu» de tous, comme le veut l’expression consacrée, «chacun voit ses chimères, entend ses lubies»: chaque sujet qui le côtoie retrouve en lui une part de ce qui lui manque. La communauté ukrainienne de Val-d’Or le prend pour Roman Roudenko, un des siens, disparu quelques années plus tôt; la comédienne Yvette Champagne voit en lui Vassili Lambrov, un espion russe, ancienne passion qui l’a révélée à elle-même; Albert Turmel croit qu’il s’agit de Lucien Grégoire, un enfant qui a quitté la ville après avoir voulu sauter du toit de son école pour monter au ciel comme Jésus Christ. «Le bonhomme était si on y pensait bien une sorte de miroir», peut-on lire. Barabbas dit plutôt s’appeler Anoki, nom tiré de la langue algonquine («piégeur ou chasseur rusé camouflé dissimulé») de ceux qui l’ont trouvé et accueilli un an ou deux dans leur réserve. C’est aussi un nom qui signifie en hébreu: Moi / Je.
On ne sait pas si c’est le nom qui engendre l’histoire ou l’histoire, le nom, mais voilà que le roman nous parle d’Asher Taube, un homme né à La Macaza, municipalité des Laurentides au toponyme algonquin, où a vécu, dans la première moitié du XXe siècle, une communauté juive fuyant la Pologne et la Russie. Après un séjour à Montréal où il étudie la Torah, Taube revient chez lui illuminé. Une femme, Claire Bloom, tombe amoureuse de lui et de sa danse extraordinaire: il «volait dansait en extase sur les billots dravés de la rivière Rouge». Il disparaît et laisse derrière lui un fils, qui raconte cette histoire depuis la stèle d’un certain Bar Abbas au cimetière Mont-Royal. Là le fils retrouve (peut-être) le corps enterré de son père en même temps que la narratrice retrouve (peut-être) le Barabbas de son enfance abitibienne.