Critique – Littérature

Une fatigue insolite

Souvent, il est une pensée mélancolique de gauche, en provenance des vieux pays, que nous buvons, oh, comme du petit-lait. L’historien Enzo Traverso a même fait œuvre intellectuelle de ce sentiment qui au XXe siècle a irrigué la pensée européenne. Cette tradition est née de ce lent naufrage du siècle dont parlait la regrettée Régine Robin, de ce spectacle odieux de la disparition d’un ancien remplacé par un nouveau dégradé. Il peut être aisé de sombrer dans l’aigreur et de ne plus être capable de voir là où peut surgir l’espérance lorsque cette mélancolie s’empare de nous. Walter Benjamin est sûrement le plus illustre représentant de cette tendance, et son destin tragique ne lui a malheureusement pas donné tort. Au Québec, cette lignée n’est pas vivante comme en Europe (à chacun son terroir), et je serais un peu réticent à faire de «l’héritage de la pauvreté» d’Yvon Rivard ou de la mélancolie du pays ses équivalents. Peut-être qu’on pourrait y rapatrier Jacques Ferron, «accablé par le poids du jour» dans Les salicaires, livré à ses ruminations et à une «fatigue insolite» devant son impuissance à changer le monde et son pays. À chaque ère sa tristesse politique, à chaque génération ses luttes et ses résistances. Simon-Pierre Beaudet doit bien être de quelques menues années mon aîné, mais je comprends d’où il parle quand, dans Fuck le monde (2016) et dans son récent Ils mangent dans leurs chars, il fait l’histoire de l’extinction de la gauche altermondialiste sur une vingtaine d’années, depuis sa violente répression policière jusqu’à la transformation en paria de tout ce qui ressemble de près ou de loin à un troubleur du capitalisme. Ça, c’est pour l’époque.

Drôle d’entrée en matière pour présenter un essayiste dont on a souvent vanté l’humour grinçant, j’en conviens. Pour nombre d’entre vous, la plume de Simon-Pierre Beaudet n’est pas nouvelle. Depuis près de vingt ans, on la retrouve dans diverses publications, notamment La conspiration dépressionniste (2003-2008), revue dont la thèse (thèse, c’est un peu fort) est que tout dans un monde capitaliste conspire à déprimer les individus, la ville de Québec étant pour ses habitants un facteur aggravant. L’esprit potache qui animait la revue a vitement rangé ses animateurs du côté des anarchistes moqueurs. Soit, il y a pire étiquette. Le journal L’idiot utile (2020-) constitue pour sa part une mise à jour de la première itération, la pandémie ayant alimenté la réflexion de ses artisans sur la culture et sur les mesures policières (lire le bel essai de Beaudet «Tuer la nuit»). Et aussi, beaucoup, j’y reviens dans un instant, sur l’organisation de nos villes.

Ils mangent dans leurs chars regroupe des essais parus dans ces publications et sur des blogues (L’éteignoir), ainsi que quelques inédits. Ce caractère épars s’explique peut-être par un refus de l’auteur de participer activement à la vie littéraire et à ses institutions; néanmoins, ces essais font corps, à son corps défendant oserais-je dire, forment un ensemble cohérent, par le ton plus que par les sujets variés (les habitudes culturelles de nos contemporains, le monde du travail et ses menues aliénations, la vie quotidienne et ses menues aliénations – en bref, l’aliénation). Ses réflexions sur l’extrême centre se rapprochent parfois de celles d’Alain Deneault, mais le ton diffère passablement. Si celui du dernier est apocalyptique et si l’autorité des puissants y est parfois contestée à coups d’effets de toge, Beaudet, lui, a la plume du satiriste qui offre une lutte acharnée contre le vide du langage depuis le langage, faisant reportage du monde dans lequel il habite en se logeant parfois dans un neutre quasi barthésien (le neutre comme lutte contre la doxa), d’autres fois dans d’habiles envolées d’un haut comique plus proche des Simpson que de Maurice Blanchot.

N° 335: À vos marques, prêts, partez!

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