Les lignes de désir
En 2002, j’ai commencé une thèse sur les liens entre le baseball et la littérature, croyant trouver là un point d’attaque pour penser les échanges interaméricains et un imaginaire continental. Le baseball avait alors peu de place dans ma vie, tout pris que j’étais dans mes lectures, mes études, le frottement éreintant du quotidien. J’avais cessé de jouer depuis de nombreuses années, ma courte carrière d’entraîneur avait pris fin en même temps qu’une relation, j’avais peu d’amis entre les murs de l’université avec qui parler de cette passion. Je suivais les résultats en cachette, honteux de m’intéresser aux Angels de la Californie et aux performances de mon joueur préféré, le Dominicain Vladimir Guerrero, découvert durant ses jeunes années à Montréal, ce que je faisais à l’occasion pour occuper mon insomnie. C’était davantage le récit de la statistique sportive, la poésie des chiffres, la mémoire d’une référence calibrée qui me parlaient, seul dans la nuit, manière de cadrer une histoire qui me plaçait au centre d’une géographie américaine et imaginaire.
Le baseball était une activité du passé, un temps de stabilité et de promesses, l’horizon à poser contre le cadastrage de ma banlieue. Une (autre) nuit d’insomnie, j’ai lu The Great American Novel de Philip Roth, quasi d’une traite, entrecoupée de fous rires. Ce roman passe à la moulinette la mythologie nationale par le biais du baseball. J’ai eu une épiphanie. Je savais que j’avais enfin un sujet de thèse me permettant de me poser des questions qui me semblaient essentielles, sur moi, sur ma mémoire personnelle et la mémoire collective, sur les liens entre les Amériques, sur les transferts d’imaginaire et le rôle de la littérature dans ces récits qui nous meuvent. À force de lire sur ce sport, à force de baigner dans des romans qui le mettent en scène, j’ai été occupé par le baseball, au sens propre et figuré; mon sujet de thèse ouvrait à des confidences dans les couloirs de l’UQAM. Des années plus tard, alors que je m’apprêtais à m’exiler un temps à Kingston pour enseigner, j’ai recommencé à jouer dans une ligue de balle-molle avec d’autres littéraires de l’université qui avaient comme moi un rapport décomplexé (ça m’a pris plus de temps qu’eux) à la culture populaire, au sport et à un imaginaire du loisir.
Mon fils avait alors cinq ou six ans, aimait surtout la lecture, les histoires et les petites virées sur la route en ma compagnie. Il n’était pas très sportif, même si on bougeait beaucoup ensemble. Père séparé à la garde partagée, je n’avais pas le choix d’emmener fiston les lundis soir au parc Laurier pour ces matchs de balle-molle. Étonnamment, il a aimé l’ambiance de convivialité d’une équipe, ce qui l’a motivé à essayer ce sport. On était déjà en pleine saison quand il m’a demandé de l’inscrire, il a dû patienter plusieurs mois avant que ça se concrétise. Peut-être que l’attente y est pour quelque chose (plaisir espéré, plaisir savouré), mais la passion a été vive pour lui dès le départ. Après un entraînement, il a été changé de catégorie, s’est retrouvé avec des plus vieux et il n’a plus jamais regardé en arrière. Été dorénavant rime avec baseball: les vacances, les séjours hors de la ville doivent être pensés en fonction de l’horaire de mon fils. Par la force des choses, je suis devenu entraîneur de baseball, ce que je refusais de faire au départ, pour le laisser s’amuser loin de la pression paternelle.
Jeune, Michel Nareau a passé des journaux, servi de la bière dans des vestiaires de joueurs de hockey, livré le courrier dans un ministère fédéral. Aussi bien dire qu’il se voit comme un passeur culturel. Il est membre du comité de rédaction de la revue Liberté.