Les bruits de singe
Comment remettre en question la pensée dominante et ce qu’elle produit comme «normalité», au détriment de celles et ceux qui en font les frais? Ou encore, comment proposer une réflexion sur la domination blanche et raciste, lorsque l’un de ses plus puissants mécanismes est précisément de nous apparaître naturelle, empêchant ainsi toute remise en doute? Repenser les catégories, les identités et leurs formations, non pas à partir d’un point de vue dominé, mais plutôt du point de vue des personnes qui tirent profit de ces discours, qui servent, comme le patriarcat et les autres rapports de pouvoir qui s’y imbriquent, à légitimer et à reconduire la violence économique du capitalisme: c’est la tâche que s’est donnée Lilian Thuram dans son dernier livre, La pensée blanche, paru en 2021 aux éditions Mémoire d’encrier au Québec et aux éditions Philippe Rey en France.
Ancien footballeur international français, Lilian Thuram détient le record du plus grand nombre de sélections en équipe de France et possède une connaissance fine des championnats français, italien et espagnol. Auteur de plusieurs livres, il entreprend dans La pensée blanche une analyse des processus et des dynamiques racistes qui traversent la société et que condense le monde du foot, et cela avec le regard et l’expérience d’un homme qui connaît intimement cet univers. Lilian Thuram est aujourd’hui président de la Fondation Lilian Thuram, qu’il a créée en 2008 avec la mission de lutter contre le racisme.
Liberté — Commençons, pour mettre la table, avec la Fondation Lilian Thuram, qui, selon ma compréhension, travaille à partir du principe assez général que la race est une construction politique, sociale, intellectuelle, économique. Pourriez-vous nous parler du travail qu’accomplit la fondation à partir de ce constat, puis nous expliquer comment La pensée blanche participe de cet effort d’éducation, de visibilisation?
Lilian Thuram — Je crois qu’il y a cette idée que le racisme serait quelque chose de normal, de naturel. L’intention, avec la fondation, c’est de faire comprendre aux gens que le racisme n’est pas naturel, que c’est avant tout une construction politique pour légitimer une violence économique. C’est-à-dire que chaque système construit un discours pour se légitimer, et nous sommes le résultat de divers conditionnements, au sein de notre famille par exemple, du pays où nous vivons, de notre communauté ou encore de notre religion. Pour que le racisme puisse perdurer, il faut qu’il y ait des gens qui défendent ce système. Lorsqu’on sait qu’il y a eu des lois racistes en France pendant plus de deux cent cinquante ans, comme le Code noir et le Code de l’indigénat, il devient beaucoup plus facile de comprendre cette construction et d’en discuter. Le travail consiste donc à produire et à diffuser des connaissances pour essayer de mettre la société en mouvement, sans non plus tomber dans la naïveté de laisser croire que, parce que vous comprenez intellectuellement le racisme, vous devenez automatiquement antiracistes – au-delà de la compréhension, pour que le racisme perdure, il faut qu’il y ait, pour certains, un ou des intérêts à le faire perdurer. L’idée, c’est donc de remettre en question les identités liées à la couleur de la peau et de montrer qu’elles naissent d’un système qui se légitime ainsi, que, par exemple, l’identité blanche et l’identité noire naissent avec la suprématie blanche.
Philippe Néméh-Nombré est membre du comité de rédaction de la revue Liberté. Il termine un doctorat de sociologie et vient de faire paraître Seize temps noirs pour apprendre à dire kuei chez Mémoire d’encrier.