Écouter les ombres
Ce qu’il me restait d’un lointain Bonheur d’occasion avant d’y replonger: une tension entre classes sociales, une atmosphère de misère et de mélancolie. Quelque chose de familier par sa proximité géographique et d’inconnu par son éloignement dans le temps: le quartier Saint-Henri des années quarante. Une langue assez classique, sûre d’elle, évocatrice, y allant d’un certain lyrisme tout en pointant l’essentiel.
J’avais oublié beaucoup de choses, parmi lesquelles l’odeur de mélasse du faubourg, l’expression «mon steady», l’omniprésence de l’argent, l’art de décrire une tempête de neige, une certaine dureté dans l’expression de la volonté. J’avais oublié avec quelle acuité s’y présente ce besoin de recommencement que nous connaissons chez nous, et qui prend la forme d’un déménagement perpétuel, avec la conviction que le «nouveau» fera advenir le «mieux». Surtout, m’avait échappé la quête d’un sens collectif partant de l’expression de misères individuelles.
En donnant la parole au Montréal ouvrier, Gabrielle Roy sut exprimer les préoccupations de l’époque – lesquelles demeurent, pour certaines, très actuelles. Plus encore, elle parvint à lier la détresse individuelle à un questionnement collectif, notamment sur la guerre, réalisant peut-être par là cette «grande entente», un espace de conciliation, dont elle dit avoir rêvé toute sa vie. En toile de fond, on trouve le cercle vicieux de la pauvreté, représenté par le quartier Saint-Henri et la jeune Florentine, serveuse au Quinze-Cents. Cette misère est comme surlignée, mise en relief par Westmount et les illusions de la richesse que lui fait miroiter Jean Lévesque, un jeune homme brillant, déterminé à se hisser au-dessus de ses origines orphelines, quitte à sacrifier son sentiment amoureux.