Rétroviseur

Une banalité essentielle

D’ici, de mon balcon en haute ville, je peux presque apercevoir l’édifice qui porte son nom, en plein cœur du quartier Saint-Roch, où les toits du mail ont été retirés il y a quelques années pour laisser place au ciel. La pente est escarpée et ma vue est extraordinaire, sur les Laurentides au nord et, plus près, sur les nombreuses églises et les autoroutes, et aussi sur le fameux amphithéâtre, presque terminé. Ces enfants de ma vie est «prêté», me confirme l’ordinateur de la Bibliothèque Gabrielle-Roy. On m’aura coiffé au détour. Pendant que je regardais ailleurs, la vue peut-être, les belles rues sinueuses de Québec, un amoureux de Gabrielle se sera faufilé devant moi et aura agrippé le bouquin. Il s’en repaît quelque part dans Saint-Jean-Baptiste.

Pas grave, je me dis: ma blonde doit bien avoir un vieil exemplaire du cégep qui traîne dans ses boîtes de déménagement. Et, je me dis, trouver un vieux Boréal Compact tout corné et souligné par les stylos de mon amoureuse avant que je ne la connaisse, c’est aussi satisfaisant que louer une édition «définitive» dans un édifice qu’on a nommé en son honneur. Ce n’est pas la même symbolique, mais c’est une aussi belle symbolique.

Je n’ai pas toujours été un lecteur de Gabrielle Roy. Ça m’aura pris du temps avant de tomber dans son œuvre pour de bon. Plus jeune, je la trouvais ennuyante, plus vieux, je ne la trouvais pas assez spéciale. Ça aura pris un déménagement dans «son» quartier, à Saint-Henri, en 2008, pour me convaincre de lui donner une chance, à elle, à Florentine, à Christine, à Alexandre, et à tous les autres qu’elle a inventés. Depuis, je suis devenu un de ses grands admirateurs, de ceux qui parlent beaucoup d’elle aux gens, de ceux qui cherchent à convaincre qu’elle est bien plus que la romancière pastorale et prévisible que les histoires littéraires en ont faite en insistant sur sa grande sensibilité et sur le bruit des criquets qu’on peut entendre si on se penche sur certaines de ses pages manitobaines.

Évidemment, ça prend une certaine forme de patience, du temps pour réfléchir, aux mots, aux choses, à leur poids et à leur rythme, à leur banalité essentielle. Maintenant, quand je lis Roy, je reste souvent ébahi devant sa capacité infinie à peindre des scènes de la vie ordinaire et à leur restaurer toute leur profondeur, sans aucun artifice stylistique (less is more, comme dirait l’autre), mais ça n’a pas toujours été le cas; longtemps, j’ai eu besoin de choses extrêmes, de passions emberlificotées et de phrases tarabiscotées…

Mais la vie est ailleurs. La plupart du temps, la notion de tragédie n’est pas ce qui inspire Roy, pas plus que l’expérimentation langagière, et Ces enfants de ma vie ne fait pas exception, avec ses six courts récits dans la vie d’une institutrice qui se promène d’école en école, au cœur de la prairie manitobaine du début du xxe siècle. L’univers de Gabrielle Roy n’est ni celui de Tchekov (très peu de fusils y servent au troisième acte) ni celui d’Hébert (très peu de maris y meurent empoisonnés).

Dans cet univers peuplé d’un bout à l’autre de petits êtres gentils, moqueurs, mesquins et gênés, remplis de part en part de petits drames et de grandes rêveries, on se balade à travers la prose maîtrisée de Roy, entre le calme d’une sieste d’après-midi et la fureur d’une tempête hivernale. Tout le monde y est jeune, à commencer par la femme à la plume, qui parle et qui nous livre ses impressions. Elle a à peine vingt ans lorsqu’elle obtient son premier contrat et fait la connaissance de Vincento, le fils d’Italiens, qui refuse de laisser partir son père et de rester en classe, de Nil, qui chante si bien, et des Demetrioff, petits et grands, qui ne sont pas faits pour étudier.

Ces enfants de ma vie n’est pas une œuvre de jeunesse, au contraire, mais, comme souvent chez Gabrielle Roy, c’est une œuvre qui explore le fait, l’idée, le sentiment d’être jeune, ce que ça fait et ce que ça veut dire; ce que ça voudra dire plus tard, quand on se regardera et qu’on se souviendra de ce qu’on a été, avec nostalgie. Au fond, Roy n’a jamais écrit sur autre chose et, à mesure qu’elle s’éloignait concrètement de son sujet de prédilection, elle s’en rapprochait symboliquement. Dans Rue Deschambault, la voix de Christine et la sienne fusionnaient déjà (elle a d’ailleurs repris certaines expressions et des souvenirs de la première dans son autobiographie), proches par les ans et par les expériences. Ici, le temps a fait son œuvre, plusieurs décennies ont passé et l’écrivaine sereine est marquée par les réminiscences de son personnage alors même qu’elle lui insuffle une maturité que celle-ci ne pourra jamais posséder. Comme l’écrivait François Hébert dans Liberté en 1978: «Gabrielle Roy parle d’une institutrice, oui; mais en même temps, non: elle parle d’elle-même; et de parler à des lecteurs. D’apprendre à leur parler, et de le leur enseigner… ce que l’institutrice inscrit en blanc sur noir au tableau, c’est aussi ce que Gabrielle Roy écrit en noir sur blanc sur le papier.» C’est vrai, c’est beau, et l’image inversée du personnage comme un négatif de l’auteure est à retenir.

Au fond, la seule chose qu’on peut reprocher au style de Roy, c’est sa grande sagesse, dans tous les sens du terme. Il y a chez elle un côté contemplatif et détaché, une intelligence de la lenteur, qui avoisine parfois le monotone et qui, dirait-on, se refuse à la fougue et à l’émotion, pourtant si bien décrites. Dans Ces enfants de ma vie, cette sagesse se concrétise bien sûr dans la figure de la jeune maîtresse d’école, qui doit à tout prix conserver l’ordre, établir son autorité sur la classe. Ainsi, c’est d’abord à la manière d’un labeur éreintant, mais gratifiant qu’on avance à travers chacune des historiettes et des portraits de ces êtres rencontrés et admirés par l’institutrice. Mais c’est sans compter l’arrivée d’un nouvel élève, Médéric, dont le récit prend à lui seul presque la moitié du livre. En effet, quand survient Médéric sur sa jument, dans «De la truite dans l’eau glacée», on assiste à une petite révolution, à ce qu’il serait possible de qualifier de perte de contrôle de la romancière. Soudain, la narration se fait plus vive, s’emballe et se laisse aller à des métaphores et à des images d’une vivacité inédite. C’est qu’aux côtés de Médéric, la jeune maîtresse découvre à la fois l’amour et toute la cruauté qu’il implique et sous-entend et, à mesure qu’elle relie les événements, on comprend avec elle la fragilité de tout cela, alors que sa retenue déjà légendaire semble sur le point de céder à quelque chose d’autre, à quelque chose de grandiose et de dangereux. Le livre se referme sur un grand départ, et sur un bouquet de fleurs séchées.

Plus je pense à ce beau récit, plus je me dis que, d’une certaine manière, l’arrivée et la fuite de Médéric servent à nous rappeler qu’approcher Gabrielle Roy aujourd’hui, en dehors du cadre scolaire et académique, c’est aussi lui redonner, en tant qu’écrivaine, le droit d’être autre chose qu’un modèle à suivre ou une dissertation à remettre à échéance: comme sa narratrice, elle est peut-être moins docile qu’on ne le croit. Après tout, quel destin ennuyant pour celle qui a tant et si bien parlé de l’école, du lieu comme de l’idée, de son importance dans la vie de tout un chacun, et des rencontres merveilleuses et magiques qui peuvent s’y produire.

N° 306: Faire moins avec moins

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