Une voix sur pellicule
Après le succès de Godin, qui orchestrait témoignages et archives en mémoire d’un poète-député avide de pays, Simon Beaulieu aborde avec Miron la question poétique sous un angle nettement plus radical. Concentrant son travail sur la voix du poète lui-même, le film conjugue la fougue et la grande mélancolie de l’Homme rapaillé à une suite de scènes d’archives. À la bande son donc, il y a la voix du poète et de l’homme public, de même que des ambiances sonores susceptibles de les envelopper; à l’image, une multitude de séquences tirées d’une variété de films de l’onf. Partant de ce dispositif somme toute relativement simple, le film produit au final quelque chose de rare: prendre la poésie, comme acte déclamatoire et comme témoignage, au sérieux.
Dès l’ouverture, Miron établit le langage de sa propre poésie comme dialogue d’archives visuelles et sonores. Après cette mise en place, le montage colle la voix du poète sur une séquence des Bûcherons de la Manouane pour révéler une anecdote. Miron y raconte un souvenir d’adolescent: assis à table et feuilletant avec insouciance ce qu’il a sous la main, il discute avec son grand-père et découvre subrepticement l’analphabétisme de ce dernier. Pour le jeune lettré d’alors, apprendre d’un aîné si admiré qu’il donnerait sa vie pour savoir lire est bouleversant. Pour le Miron d’alors comme pour le spectateur d’aujourd’hui, l’anecdote campe toute la force du projet littéraire à venir. S’ensuivra une cascade de scènes où la voix du poète – ce clérical défroqué – rencontrera une multitude de lieux et de mémoires bien québécoises pour dire le pays. On ne surprendra sur ce point personne: pour le poète Miron comme dans le souffle même du film de Beaulieu, il s’agit de donner forme au pays à venir par la langue. L’aspiration politique est donc claire, mais toute la force du film est précisément de ne pas se limiter à cette aspiration nationale comme à un projet didactique. Il s’agit d’en trouver la source dans la forme même du langage poétique; de (re)donner vie à une poésie du pays par le cinéma.
L’intention narrative est limpide, mais la raison de son efficacité renvoie à des questions formelles nettement plus complexes. Comment et à quelle vitesse doivent se rencontrer l’élocution d’une voix et le contenu d’une multitude de séquences filmiques pour y arriver? Comment faire pour que la relation image-son serve l’un et l’autre en leur donnant une nouvelle vie commune? C’est dans la dynamique de ces questions que réside à mon sens le noyau et la grande force du film. Accrochée aux archives d’une institution qui a littéralement créé une mémoire par le support filmique, la voix du poète est appelée à vivre une nouvelle vie: une vie de cinéma. Avait-on besoin des interventions sur la pellicule de Karl Lemieux et de Daïchi Saïto? Je me suis parfois permis d’en douter, bien qu’à l’évidence, ce travail sur la matière filmique aide parfois à rompre la distance avec l’archive visuelle comme simple artefact. Une distance qui existe par ailleurs aussi entre les différentes images elles-mêmes et qui se trouve parfois habilement syncopée, notamment par de libres passages entre la couleur et le noir et blanc. Si la clarté de la voix de Miron, si la science cléricale démontée de son débit insufflent une longue durée à la force évocatrice des rencontres avec les images, tout le défi de la proposition était de garder vivante, tout au long du film, cette dialectique entre la voix et l’image. À certains moments, et quasi inévitablement, la formule se banalise et le film semble perdre pied: la force d’évocation de la rencontre des mots et des images s’essouffle. Dans ces petites lassitudes, notamment tangibles dans les longues scènes de manifestations et d’émeutes des années soixante-dix, je me suis alors questionné sur le corpus des images d’archives. Est-ce que, par exemple, les films de Perrault auraient pu trouver une plus grande vie dans ce kaléidoscope mémoriel? Le fleuve aurait-il pu avoir une plus grande place dans le film, pour redonner du débit à la voix du poète? Les rivières? Les écoles de rang? Le travail d’usine?
L’image du Québec de la Révolution tranquille est souvent celle d’un peuple en rupture avec un avant de la «grande noirceur». L’efficacité rhétorique de cette même image paraît vite réductrice quand on quitte le film de Beaulieu. Comme toute période d’effervescence, celle-là ne se comprenait certainement pas en tant que simple rupture. Tout «modernes» qu’ils se sentaient devenir, plusieurs créateurs et artisans du Québec d’alors ne pouvaient ignorer qu’ils allaient eux-mêmes s’historiser… Dans la voix et les mots de Miron comme dans les piqués de lentille et les caméras-épaules des archives de l’onf, on sent toute la force et la sensibilité du vacillement de ce monde qu’on qualifie de moderne. Les mots et la voix de Miron disent un Nouveau Monde toujours à écrire et à coloniser, toujours à faire et à habiter. De la même manière, les caméras de Brault, Gosselin, Borremans et al. habitent des labeurs et des situations qui vacillent vers une certaine disparition: les images du cinéma direct québécois ne sont pas du bête archivage, mais de la présence à l’événement. Comme le film de Beaulieu est «avec» et non «sur» un poète, les caméras pionnières du direct n’emprisonnent pas les êtres dans leur labeur mais les accompagnent. Et si l’on a aujourd’hui multiplié à l’infini le nombre d’images produites, on est plus qu’en droit de se questionner sur la qualité de ces dernières. Les pionniers du direct ont non seulement capturé des gestes et des événements, il ont habité leur regard d’une présence particulièrement forte. On ne comprend jamais aussi bien l’écueil du présent que dans le prisme d’une telle mémoire cinématographique. Des nombreuses qualités du film de Beaulieu, cette conscience implicite de «l’historisé» toujours à dépasser par la présence au monde est spectaculaire.