Violence privée, violence publique
Premier long-métrage de Justine Triet, La bataille de Solférino entrelace deux fils d’événements liés par la narration, mais distincts, du moins jusqu’à un certain point, quant à leur registre. Il suit, d’une part, Lætitia, journaliste télé et jeune mère de deux petites filles, récemment séparée de leur père Vincent. Le film, s’intéressant aux relations tendues à l’extrême entre Lætitia et Vincent, à la procédure de divorce qui en est la toile de fond ainsi qu’au nouvel amant de Lætitia, s’inscrit dans la tradition, notamment française, du film intimiste et du couple comme question cinématographique. À cette face personnelle et domestique s’agence d’autre part la vie politique française – dans son registre le plus institutionnel et spectaculaire –, le film se déroulant en une seule journée, le dimanche 6 mai 2012, date du second tour de l’élection présidentielle ayant vu l’accession de François Hollande à la fonction de président de la République. La vie privée de Lætitia se télescope ainsi à la vie éminemment publique des Français qu’en tant que journaliste de télévision, elle est en outre appelée à «couvrir». L’événement politique est présent à l’image depuis la position de la jeune femme, dans la foule des militants socialistes attendant les résultats des élections, rue de Solférino, devant le siège du Parti socialiste à Paris.
Les scènes de la foule s’accroissant dans la rue étroite à mesure que la journée avance possèdent une teneur documentaire qui s’enchevêtre au registre de la fiction dont relève plutôt le fil «personnel» du film. Mais, celui-ci s’arrêtant sur les détails – pour ne pas dire les vétilles – de la vie de ses personnages dans le déroulement de cette journée électrique, le versant privé du film paraît avoir également pour propos de documenter leur existence. Cette ambition est notamment perceptible dans le caractère brouillon des dialogues, dont on doute qu’ils aient été écrits tant ils manquent bien souvent de direction. La bataille de Solférino présente de réelles maladresses, qui n’altèrent pourtant pas trop gravement un aspect passionnant du film qui donne corps et images au constat selon lequel, dans les démocraties industrielles contemporaines, et en l’occurrence en France, «la vie politique est devenue impossible», pour reprendre les termes d’un article récemment publié par Giorgio Agamben dans Le Monde diplomatique. Aussi, bien que le film situe son action au cœur de la vie politique française, il se déploie comme cette impossibilité qui est, notamment, l’impossibilité d’un accès opératoire des citoyens à la vie politique, contredisant ainsi le fondement même d’un régime démocratique. Dans la tradition occidentale, rappelle Agamben, «vie politique» et «démocratie» sont synonymes.
Deux figures du film élaborent particulièrement cette question: il s’agit, d’une part, de la télévision, c’est-à-dire du régime médiatique spectaculaire dominant et contestant la vitalité même de la vie politique, dans une mouture particulièrement délétère, puisque Lætitia est journaliste pour une chaîne d’information en continu. Papillonnant d’un lieu à l’autre selon une nécessité médiatique dont la logique est difficile à saisir, la raison même de sa présence est obscure. Elle ressemble plus à une simple occupation du terrain par l’image qu’à l’analyse d’un événement à partir duquel il s’agirait de créer du sens. Lætitia a bien peu à dire sur ce qui l’entoure et tend à répéter des commentaires tautologiques et convenus sur l’attente des résultats de l’élection, comme si ce temps avait besoin d’être qualifié pour être vécu. Le film dessine, d’autre part, les contours d’une véritable culture du passe-droit en France, qui apparaît comme le pendant de l’accès impossible à une véritable participation politique. Il n’est donc pas anodin que le film se déroule le jour où François Hollande succède à Nicolas Sarkozy, l’ancien président de la République, ce dernier incarnant une conception éhontée du pouvoir comme privilège, puissamment véhiculée par son occupation constante des médias, dans un registre à la lisière de l’autoritarisme et du divertissement. Toute notion de dignité liée à l’occupation d’une charge publique semble ainsi abolie et, avec elle, le principe d’égalité comme idéal régulateur de l’action politique.