Triste époque, n’est-ce pas?
En 1993, bien avant que je sois en âge d’apprécier les joutes intellectuelles, Jacques Pelletier avait provoqué des remous avec Les habits neufs de la droite culturelle, où il mettait en cause la probité politique de François Ricard, Jacques Godbout, Jean Larose et Denise Bombardier. Il y écorchait aussi au passage de vénérables institutions comme les éditions du Boréal et même, grand Dieu, Liberté. Pelletier identifiait dans son essai un courant intellectuel qui, sous un apparent progressisme, était en fait profondément conservateur. À relire Pelletier en ce rugueux printemps 2014, force est d’admettre que son intuition s’est confirmée. Bombardier est encore présente sur nos tribunes et jouit même d’un regain de popularité depuis son alignement sur l’axe Vatican–Sainte-Adèle. Toutefois, Ricard, Larose et Godbout se font dans l’ensemble plus discrets. Que reste-t-il au juste de ce courant conservateur des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix? Quels habits revêt-il dans notre présent? La parution du Tour du jardin de Jacques Godbout pointe vers Mathieu Bock-Côté, interlocuteur de l’auteur de Salut Galarneau!
Disons-le d’emblée et en toute sincérité: le parcours de Godbout force l’admiration et on comprend Bock-Côté d’avoir voulu s’y arrêter afin de mesurer le chemin parcouru depuis la Révolution tranquille. Faire le tour du jardin implique de revenir sur la vie de Godbout, mais plus largement sur celle du Québec des soixante dernières années. Romancier ironique, cinéaste compétent, c’est surtout en tant qu’homme d’institution que Godbout a fait sa marque: Mouvement laïque, Liberté, onf, uneq, Boréal. Le tour du jardin pose donc la question de l’héritage, celui de Godbout comme celui de la Révolution tranquille. Si la question de la transmission est intéressante, c’est aussi là que le bât blesse. Paraphrasant Alain Finkielkraut, Bock-Côté affirme que notre époque cultive l’ingratitude et on comprend vite que Le tour du jardin repose sur un équilibre différent. La première de couverture nous montre Godbout et Bock-Côté côte à côte. L’aîné passe le flambeau au plus jeune: «Les Québécois de 2050 vivront dans un pays dont vous définissez en ce moment l’architecture, nous avons couché votre génération dans notre testament, avant même de vous connaître. Je suis rassuré d’apprendre que vous acceptez l’héritage», écrit Godbout.
En transmettant le legs de sa connaissance du Québec à Bock-Côté, en l’élisant comme interlocuteur (même si l’initiative vient du benjamin), Godbout montre que, s’il a réussi à se faufiler dans les institutions, à se fondre dans l’air du temps grâce à son sens du compromis et à son «réformisme», il n’en reste pas moins que sa pensée s’accorde plus volontiers avec les esprits conservateurs qu’avec les esprits progressistes. Il y a une quinzaine d’années, Godbout s’était livré à un exercice semblable avec Richard Martineau dans Le buffet. Godbout utilise la même stratégie et obtient le même résultat. Il se pose en radical centriste, jouant la carte de celui qui a réussi à éviter les écueils idéologiques. Cette neutralité ne saurait toutefois camoufler la direction empruntée par l’ensemble des interventions contenues dans ces entretiens.