Critique – Fiction

L’esprit de famille

Louise Dupré évoque la présence de sa mère disparue.

L’accueil critique enthousiaste réservé à L’album multicolore est mérité: difficile de ne pas être bouleversé par ce portrait fragmenté d’une mère dont la fille fait le deuil. Les réflexions sur la mort et le legs qui traversent l’ouvrage parlent d’une angoisse universelle, celle de voir disparaître ceux qui nous ont donné la vie, leur monde perdu irrémédiablement avec eux et, avec ce monde, une part de notre identité. «Me voilà devant une réalité de plus en plus vacillante», écrit Louise Dupré qui, pour préserver quelque chose de cette existence dont elle aura été témoin, réunit pêle-mêle dans son récit les détails comme les drames de sa mère, le bruit d’une pédale de machine à coudre, autant que les signes de la lucidité chancelante.

À travers ces fragments se trouvent aussi d’autres histoires et d’autres réflexions, qu’on aura peu soulignées, secondaires peut-être en comparaison de l’intensité du deuil vécu, mais qui hantent le texte en périphérie. À la manière d’Annie Ernaux dans Une femme, autre récit d’une fille racontant sa mère décédée, Dupré montre que c’est aussi un rapport à l’histoire, inscrit à même les corps de ceux qui l’ont vécue, qui disparaît avec une génération: la tante dépressive, victime des tentatives ratées de la psychiatrie des années 1930 et 1940 pour lui redonner la santé par la camisole de force, les électrochocs et la lobotomie, sa maladie considérée alors comme un tabou; la grand-mère Léda, dont l’hystérectomie réalisée avec les moyens du temps aura transformé irrémédiablement le caractère, la rendant nerveuse, maladive, rébarbative, sans qu’on sache pourquoi; la mère enfin qui, vers 1950, «explique la vie, d’une voix froide, comme une fatalité frappant les femmes depuis le commencement du monde», pour finir par parler désir et amour en riant quelques décennies plus tard. C’est la même femme, mais vue à deux moments de l’histoire séparés par le vent nouveau qui a balayé le Québec lors de la Révolution tranquille.

Chaque fois, la compréhension des forces qui modelaient ces destins vient rétrospectivement, par à-coups, pour l’auteure. Son regard expose du même souffle les luttes souterraines et les victoires de l’esprit des membres de sa famille, des combats parfois difficilement perceptibles, et pourtant fondateurs. Ceci, non pas pour se targuer d’en avoir fini avec une époque de noirceur, mais surtout pour pointer ce qui, sans que nous en saisissions toujours la pleine portée, nous modèle et nous restreint, aujourd’hui comme naguère. De l’éducation des filles, valorisée envers et contre tous par les femmes de sa famille, aux sympathies communistes du grand-père, révélées tardivement comme un secret, Louise Dupré éclaire son passé avec une humilité qui nous rend modestes face à notre propre présent et aux choix, personnels et collectifs, que nous faisons.

N° 306: Faire moins avec moins

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