Obéir à papa
La vie de l’esprit est tout sauf austère. La surabondance y règne, la redondance, la réduplication en sont des traits distinctifs, comme c’est le cas d’ailleurs pour le monde du vivant en général qui, animal ou végétal qu’il soit, cherche avant tout à se perpétuer et pour cela maximise ses chances de réussite par les multiples exemplaires à travers lesquels il se manifeste. La multiplicité est garante de durée.
Pareil pour l’esprit: la mémoire ne se contente pas d’un unique enregistrement, mais s’inscrit de nombreuses façons et se recopie sans cesse, produisant de nombreux tirages successifs ou simultanés. Profusion de détails dans les souvenirs, dont on se demande pourquoi diable on en a retenu les images, qui paraissent parfois totalement insignifiantes. Mille pensées avant que la plume ne dépose enfin une seule phrase sur le papier. Abondance, vous dis-je, surabondance même, à tel point qu’il faut des filtres, des manières de s’arranger avec l’excès. Très jeune, on apprend à ne pas dire tout ce qui nous passe par la tête, à se faire un quant-à-soi, un domaine réservé, plus riche que ce qu’on laisse voir au-dehors. Cet espace privé – délimité par une retenue volontaire – n’est pourtant qu’un avant-poste de la conscience. Une propagation encore plus échevelée se produit en effet dans l’arrière-boutique, dans un lieu qu’il faudrait plutôt appeler un «non-lieu» et où règne une logique autre que celle de la pensée courante. Là, des bribes de pensée s’enchaînent les unes aux autres par la seule assonance des fragments de mots qu’elles partagent; là, il n’y a pas d’hier ou de demain; la syntaxe est loufoque; une chose peut être indiquée par son contraire. Combinaisons et recombinaisons se produisent sans cesse, sans égard pour l’amalgame ou la correspondance avec la réalité partagée ni avec ce que le «penser» officiel croit juste et bon. Profusion de branches, de lianes, de racines profondes et mystérieuses, d’où germent les rêves de la nuit et les rêveries diurnes, les souhaits insensés, les passions, les lubies, les projets artistiques, les délires, les extases et autres désordres amoureux, la créativité et l’insoumission.
Aussi, il y a lieu de s’étonner lorsque, comme clinicien, on est amené à rencontrer des sujets qui présentent ce qu’on pourrait appeler une austérité psychique, un apparent assèchement de l’âme. Chez eux, la floraison semble n’avoir pu se faire; il y a probablement des semences quelque part, mais pas assez d’humus ou d’humidité pour encourager les jeunes pousses. Il semble ne régner dans la vie mentale de ces personnes que le strict minimum, juste ce qu’il faut pour s’orienter quant au temps qu’il fait, à l’heure, au lieu, à la fonction vitale: se lever, manger, travailler, dormir aussi, mais avec peu de rêves et encore, ces rêves sont aussi décharnés que le reste des productions psychiques. L’imagination semble proscrite, sans qu’il soit possible de savoir si elle est sous scellés ou si elle s’est tout simplement atrophiée, faute d’usage. La conformité de ces personnes aux standards et aux conventions sociales, voire leur conformisme, a conduit la psychanalyste Joyce McDougall à les appeler d’un nom savoureux autant que paradoxal: des normopathes, soit des êtres accablés d’une apparente hypernormalité. Ces gens, en effet, pourraient passer pour l’idéal des planificateurs en tous genres, des agences de marketing, des amants de la loi et de l’ordre ou encore de nos ministres des Finances. La prévisibilité qui, d’ordinaire, concerne une moyenne statistique établie sur un grand groupe («cette année il se vendra plus de voitures bleues»), est ici praticable avec un succès assez certain sur l’individu isolé…
Mais cette première approche, de nature clinique, est amenée, telle une rivière, à sortir de son lit. Une question se pose: cette hypernormalité apparente, ce bonheur des planificateurs, la prévisibilité millimétrique des êtres que nous venons de décrire ne nous font-ils pas soupçonner que, justement, le normopathe n’est peut-être pas une variété parmi d’autres, mais l’incarnation (la caricature, peut-être) d’un modèle de citoyen véhiculé et promu par une idéologie particulière? Je ne dis pas qu’il y a un lien direct, de cause à effet, entre un certain modèle social proposé par les institutions ou par la publicité et le type de personnalité du normopathe.
Mais n’est-il pas frappant que ce type particulier, si seulement il était très répandu – et peut-être l’est-il plus qu’on n’imagine dans la société capitaliste «avancée» –, ferait le bonheur de nos dirigeants et surtout de ceux qui, par lobby interposé, exercent sur les dirigeants une pression plus forte que celle du commun des mortels?
Cela dit, lorsqu’on se demande comment, par quel truchement le discours économique et politique aujourd’hui en vogue, qui a pris les habits de l’austérité quant aux dépenses de l’État, exerce son influence sur les esprits, on peut se demander s’il n’y a pas en chacun un normopathe qui sommeille et qui répond «présent» lorsqu’on lui expose certains arguments.
La psychanalyse nous apprend qu’au cours de l’évolution psychique d’un sujet, il se constitue en lui un ensemble de traits qui s’articulent entre eux en une forme relativement stable qu’on appelle le «moi» et qui est solidaire de la forme du corps propre. Ce moi-corps sera la forme privilégiée entre toutes, investie de soins et d’amour; cela s’appelle le narcissisme. C’est un amour de soi dont une bonne dose est inévitable, voire nécessaire: on ne fait là que continuer l’œuvre des parents qui ont gratifié leur nouveau-né de toute leur attention et affection, qui l’ont aimé et idéalisé, bichonné, nourri et protégé… Rien de plus normal, dira-t-on avec raison. Sauf que cette normalité se paie, justement, d’une adhésion à la norme. Ainsi tout un chacun sera plongé dans une lutte permanente entre ses penchants et poussées pulsionnelles d’un côté et, de l’autre, la norme imposée qui travaille du côté du refoulement des pulsions. Les traits de personnalité qui se forgeront au cours de cette lutte porteront les marques des deux forces en présence.
On aura compris que dans le cas du normopathe, les forces refoulantes, en accord avec la norme sociale la plus plate, auront eu apparemment raison de leur vis-à-vis pulsionnel. Mais il y a lieu de proposer que chez la moyenne des gens, c’est-à-dire chez ceux qui ne sont ni tout à fait conformistes, ni tout à fait rebelles, la configuration des traits de personnalité présente aussi ce qu’on pourrait appeler des «zones de sensibilité» aux discours faisant appel à une certaine conformité, voire à une docilité. Zones de sensibilité ou de résonance dont il peut être utile d’être conscient au moment où les gouvernants et autres leaders s’adressent à nous en demandant qu’on les suive. C’est que, en ce domaine, la constitution psychique et les questions politiques se rencontrent inévitablement.
On n’a en effet pas besoin d’aller jusqu’à l’extrême de la normopathie pour être tenté d’acquiescer à une figure classique du discours politique de droite: celle qui nous présente la société dans son ensemble comme un corps unique et harmonieux. Cette figure est ancienne, son usage remonte à l’Antiquité. Il n’y a qu’à penser au célèbre apologue «Des membres et de l’estomac» qu’un certain Ménénius Agrippa servit à la plèbe romaine en grève afin de la faire retourner docilement au travail.
Ménénius commença par reconnaître, avec une apparente sincérité, que les classes possédantes romaines pouvaient se comparer à l’estomac tandis que les plébéiens, eux, étaient les membres laborieux qui nourrissaient cet organe affamé. Sauf qu’il expliqua ensuite qu’il fallait bien que les membres travaillent au service de l’estomac, puisque c’est de celui-ci qu’émanerait ensuite la sève nourricière qui donnerait aux membres leur force de travail. Mais, en faisant valoir ainsi l’unité organique imaginaire de la société sous les traits du corps humain vivant, Ménénius passait sous silence ce qui aurait dû être l’évidence et que Marx a souligné bien des siècles plus tard: qu’on ne voit pas pourquoi les membres laborieux des uns seraient tenus de remplir les estomacs insatiables des autres ni comment la digestion des riches patriciens fournirait le carburant nécessaire aux muscles des pauvres plébéiens. Pour que cette évidence saute aux yeux de la masse, il eût d’abord fallu contester l’image unitaire de la société et sa représentation convenue sous la forme d’un corps harmonieusement organisé, pour laisser plutôt apparaître la multiplicité et surtout la divergence des intérêts entre les diverses classes sociales. Mais on peut avancer que si le sophisme a fonctionné – et fonctionne encore de nos jours –, c’est qu’il fait appel à ce sentiment automatique de sollicitude facilement déclenché en chacun envers la figure du corps unifié qui est, comme on l’a vu, la forme même du moi tant aimé. C’est une gestalt, une «bonne forme» à laquelle nous répondons spontanément, sans réfléchir, portés que nous sommes à étendre notre configuration narcissique à l’ensemble social. Phénomène qui a d’ailleurs d’autres conséquences néfastes, puisque l’analogie du corps unifié se porte tout aussi facilement vers l’unité harmonieuse de l’ethnie, de la patrie ou de la race; analogie que des idéologies racistes et fascistes ont su exploiter en faisant passer le différent, l’étranger, pour un «contaminant» dont le corps bien aimé doit se débarrasser.
L’autre figure prégnante susceptible d’emporter l’adhésion est tout à fait voisine, tant historiquement que conceptuellement, de celle du corps unifié: c’est la figure de la famille, où se profile aussitôt celle du «bon père de famille». La figure atavique du père, même dans une société où en réalité il joue un rôle de moins en moins prédominant, est toujours chargée d’un poids symbolique efficace dont les résurgences religieuses en ce xxie siècle témoignent à l’envi. Quel père digne de ce nom, en effet, ne veut-il pas le bien de sa maisonnée? Cette image évoque immanquablement aussi le sens des responsabilités, la prudence, une certaine justice.
Mais la figure du pater familias peut aussi rendre recevable une certaine sévérité lorsque vient le temps de prendre ce que les dirigeants appellent, trop facilement, des «choix difficiles». Gouverner «en bon père de famille», par conséquent, est une formule qui a l’avantage de parer à toute objection, puisque celle-ci ne pourrait alors venir que d’un fils rebelle, prodigue, voire ingrat. Une unité toute naturelle est ainsi déclarée au sein de la «grande famille» gouvernée par ce bon père, famille où les enfants rebelles, porteurs de discorde, sont mal vus, d’autant plus qu’on y fait jouer une autre figure infantile: celle de l’enfant plus grand – nécessairement égoïste – qui n’a pas d’égards pour les enfants puînés, nécessairement victimes de cet égoïsme. Ne nous dit-on pas en effet que les sacrifices qui nous sont demandés aujourd’hui visent à assurer une justice économique pour les générations futures?
La division qui gronde ainsi entre les bons membres de la famille qui écoutent la sagesse du bon père et les rebelles qui n’entendent pas la voix du bon sens, voilà un outil efficace pour marteler dans les esprits d’une majorité le message économique et politique qui nous ferait accepter toutes les restrictions à l’intervention de l’État dans les services à la population, dont la santé et l’éducation. Cet outil est efficace dans la mesure où, surtout lorsqu’inséré dans un contexte d’insécurité, il fait appel à plusieurs aspects de la conflictualité où, enfant, on a été plongé au sein de la famille réelle. D’une part, la référence au «bon père de famille» fait appel à la position de dépendance qui fut, dans l’enfance, celle de chacun envers le père pourvoyeur et protecteur, l’homme à la grosse voix dont le jeune enfant reçoit les paroles comme vérité d’évangile. D’autre part, le recours aux «générations futures» réveille le sentiment de culpabilité de l’enfant jaloux à l’arrivée du nouveau-né. De sorte qu’il serait vraiment mal venu d’oser se dissocier du souci pour les générations à venir qu’affichent les financiers.
Il importe, dans ce qui précède – à propos de la figure du corps unifié et de celle de la famille –, de souligner à gros traits le caractère purement imaginaire de ce qui est invoqué. À savoir que ces deux configurations familières sont transposées dans un domaine où elles n’ont en réalité rien à voir.
Que la société ne soit pas un corps unifié ne devrait pas demander de longues justifications, ou alors il faudrait se demander pourquoi on laisse une si grande partie dudit «corps» se dégrader, s’appauvrir. Quant à la figure de la famille et du pater familias qui a à cœur l’intérêt de tous ses enfants, elle est pour le moins ironique si on s’arrête un instant pour y penser: ce discours de prévention envers les générations futures est tenu par les apôtres du capital financier, capital dont la logique essentielle est toujours à court terme et qui investit là où la conjoncture est la plus favorable, quitte à désinvestir aussitôt que la conjoncture change. La pérennité, la «durabilité», les générations à venir: il n’est pas dans la nature de la finance d’avoir de telles préoccupations. La seule «famille» qui l’intéresse vraiment, en dehors du discours adressé au public, est celle de ses actionnaires.
Il importe aussi de considérer que les mécanismes psychiques qui président tant à la formation du discours idéologique qu’à son efficacité sur les citoyens ne dépendent pas d’une stratégie orchestrée par on ne sait quel nouveau Machiavel. Les figures imaginaires en question et leurs effets fonctionnent objectivement et inconsciemment chez tous, y compris ceux qui s’en servent comme armes de persuasion des masses. Dénoncer ces discours n’est pas moins nécessaire, non parce que nous aurions une solution de remplacement facile aux problèmes économiques que l’austérité est censée résoudre, mais tout simplement pour faire en sorte que le débat repose sur des données réelles et soit le fait de consciences moins facilement séduites par les figures infantiles dans lesquelles puise l’idéologie de la droite économique et politique.
Cela dit, il faut mentionner que l’austérité, en tant que style de vie personnel, peut être librement assumée, auquel cas elle est une sorte de sublimation, un renoncement volontaire à certaines possessions, à la consommation effrénée. À la différence de l’austérité du discours idéologique, celle-là n’est pas un appauvrissement, pas une dégradation des soins, de l’éducation, des conditions de travail. On peut même concevoir qu’elle soit une sorte de luxe que l’on s’offre, puisqu’elle résulte d’un déplacement réussi des «investissements» psychiques vers d’autres domaines, d’autres valeurs.
Que cela soit le cas nous est démontré, ironiquement, par les plus riches d’entre les riches! Expliquons-nous: il est effarant de constater que la moitié de la richesse du globe constitue la propriété privée des quatre-vingt-cinq individus les plus riches (nous disons bien quatre-vingt-cinq). La logique implacable du capital (grossir ou dépérir) s’est ici conjuguée au narcissisme dont nous avons parlé, pour s’incarner en une richesse si grande qu’il est impossible de vraiment se la représenter. La dimension inconsciente, la mécanique objective de la constitution de ce «narcissisme financier» nous frappera dans ce cas également: il y a fort à parier que ces frères humains qui jouissent de tant de possessions ne savent pas exactement ce qu’ils cherchent dans cette accumulation extravagante. Il s’agit, se dit-on aussitôt, du pouvoir, du luxe, de la jouissance sans fin… Et cependant, plusieurs d’entre eux nous surprennent par leur style de vie tout à fait sobre, voire austère, relativement à tout ce qui est à la portée de leur bourse démesurément pleine.
Manière de dire, d’une part, que l’austérité véritable ne peut être que volontaire, mais, d’autre part, qu’il se pourrait qu’elle soit plus facilement accessible aux très riches et que la majorité n’en ait tout simplement pas les moyens!
Psychanalyste, Dominique Scarfone est professeur au Département de psychologie de l’Université de Montréal. Parmi ses ouvrages, mentionnons Quartiers aux rues sans nom aux Éditions de l’Olivier et Oubliez Freud? chez Boréal.