Le grand silence

Où nous mène la contemplation des espaces infinis?

Il m’arrive souvent de faire une marche le soir, de passer devant l’hôpital Notre-Dame et de voir de la lumière dans les chambres. Je pense alors à tous ces gens inquiets dans leur lit, incapables de penser à rien. L’inquiétude de la mort les empêche de dormir. Moi, je suis au milieu de ma vie. Je n’ai plus la naïveté de croire que je vais durer toujours, mais la réalité de ma propre mort ne m’a pas encore frappé avec assez d’intensité pour qu’elle me rende incapable de penser à quoi que ce soit.


Changeons de sujet. Il existe un champ fascinant de recherche, à la croisée de la science et de la littérature, qui s’appelle la xénologie. La xénologie réfléchit le plus sérieusement du monde à ce problème: existe-t-il une vie intelligente ailleurs que sur Terre? La xénologie diffère de la science-fiction en ce que son imaginaire a délaissé les possibilités allégoriques et narratives du discours scientifique pour se concentrer sur la recherche des conditions de possibilité physique et statistique d’une vie extraterrestre. Le fondement théorique de la xénologie est purement statistique: il suppose que, même si, dans le pire des cas, l’événement de l’apparition de l’humain sur Terre était astronomiquement improbable, cette improbabilité est compensée par la quantité tout aussi inconcevable de planètes favorables au développement de la vie que peut contenir l’univers. Les estimations fluctuent constamment, mais en 2013 on estimait à cinquante sextillions (5 × 10²²) le nombre de planètes pouvant ressembler à la Terre dans l’univers. S’il faut trente-deux ans pour compter à voix haute sans interruption jusqu’à un milliard, il faudrait deux cents fois l’histoire de l’univers depuis le Big Bang pour compter jusqu’à cinquante sextillions.

Si la xénologie est si proche de la littérature sans jamais y entrer jusqu’à s’y complaire, c’est parce qu’elle ne peut se fonder que sur des observations indirectes. Elle construit ses objets imaginaires à partir d’une multitude de champs de connaissance. Par exemple, l’astrobiologie, une branche de la xénologie, aime particulièrement ces bactéries dites «extrémophiles» capables de survivre dans des conditions impossibles. Elles permettent de supposer que la vie peut apparaître et se maintenir dans des conditions infiniment plus com­munes dans l’univers qu’on ne l’avait d’abord cru. Les tenants du modèle de l’évolution convergente supposent quant à eux que, si la forme du loup, du vautour ou du lièvre, par exemple, peut se développer en parallèle sur deux continents chez des classes de mammifères indépendants, on peut supposer qu’il pourrait exister ailleurs, sur des planètes possédant les mêmes conditions que la nôtre, des loups, des vautours et des lièvres. Et donc, possiblement, des analogues d’humains. La xénologie est un domaine où le sérieux de la pensée et l’enthousiasme vont de pair, ce qui est rare.

La branche la plus étonnante de la xénologie est celle qui s’intéresse à la recherche de technologies extraterrestres. Le raisonnement est simple: on suppose, à partir de données techniques existantes, que les percées technologiques pré­sentes ou imminentes de notre civilisation ont peut-être déjà été développées ailleurs et ont laissé des traces que nos appareils d’observation les plus performants pourraient détecter. La première hypothèse, qui supporte toutes celles qui suivent, est qu’une civilisation à peine plus avancée que la nôtre serait en mesure de coloniser un ensemble de systèmes planétaires en quelques milliers d’années seulement.

L’astrophysicien Michael H. Hart est le premier à avoir développé cette idée dans un article en 1975. Il a alors supposé qu’il suffirait d’à peine quatre-vingt-huit ans à un engin spatial propulsé par fission nucléaire pour atteindre l’étoile la plus proche. La possibilité est donc très réelle que nous puissions nous rendre prochainement sur une planète habitable ou, à tout le moins, y envoyer les germes du vivant grâce à des sondes semblables à celles qu’on envoie présentement sur Mars. Il est également admis qu’une bonne dose de hasard régit aussi bien l’apparition de la vie que les chemins que peut prendre l’évolution vers une forme d’intelligence capable de produire des technologies avancées. Ainsi, que cette civilisation semblable à la nôtre ait pu apparaître il y a quelques millions d’années plutôt que maintenant ne compte pour presque rien à l’échelle du temps cosmique. Hart ajoute dans son article que, même si la volonté de coloniser d’autres planètes n’est pas une donnée culturelle universelle et partagée, il suffit qu’une seule civilisation parmi toutes celles qui existent potentiellement exprime suffisamment longtemps cette volonté pour que la trace d’une colonisation interplanétaire devienne détectable. Les astrotechnologues orientent même depuis peu leurs recherches vers d’hypothétiques supercivilisations qui sauraient harnacher le pouvoir de tout un système solaire au moyen d’une sphère captant l’énergie émise par une étoile ou encore par l’absorption et la transformation en énergie de l’hydrogène d’une zone de plusieurs centaines de milliards de kilomètres.

Le projet seti, dédié la recherche d’une intelligence extraterrestre, a peu à peu rendu acceptable le fait de consacrer une part du budget et du temps d’observation à la recherche de ces objets imaginaires. Certains des plus puissants outils d’observation astronomique ont ainsi pu suivre, depuis plus de cinquante ans, la trace d’une activité technologique extraterrestre, au fil des découvertes et des hypothèses. À la recherche de transmission par fréquence radio s’est ajoutée celle de traces visuelles d’utilisation de lasers, puis d’anomalies orbitales, chimiques et thermales. Mais en cinquante ans, aucune observation n’a permis de détecter quoi que ce soit qui ne serait pas explicable par un phénomène naturel. Rien. Rien que le silence. Et même si les objets technologiques imaginés par les xénologues continuent de susciter l’enthousiasme et de nouvelles avenues pour l’observation, la xénologie revient aujourd’hui avec résignation à ce paradoxe énoncé par Enrico Fermi à la source de ce courant de recherche: comment se fait-il qu’il soit statistiquement impossible que nous soyons les seuls êtres doués d’une intelligence technologique, mais que, malgré cela, nous soyons manifestement seuls? «Où sont-ils donc?» C’est peut-être à ce point de rupture de la théorie que le positivisme scientifique s’aveugle sur la puissance d’une civilisation fondée sur la technologie.

Une pensée s’est peu à peu développée dans ces cercles de scientifiques pour tenter de donner un sens à ce grand silence. Les hypothèses peu crédibles écartées (qui supposeraient que les extraterrestres nous cacheraient intentionnellement leur présence ou qu’ils seraient venus puis repartis), l’explication la plus sensée est peut-être encore celle-ci: l’optimisme, l’enthousiasme des xénotechnologues pourraient n’être en fin de compte qu’une banale projection du désir presque infantile que la situation technologiquement favorable qui caractérise notre époque se poursuive indéfiniment. Une colonisation interstellaire ou une supercivilisation capable de laisser des traces visibles à des millions d’années-lumière ne sont pensables que dans la mesure où se perpétuerait cette course aux nouvelles sources d’énergie et aux moyens de les utiliser, qui a donné sa forme à la modernité.

Le grand silence est possiblement la réponse intraitable à notre impossible désir d’expansion permanente. Pas parce qu’il serait technologiquement irréalisable, car les calculs théoriques démontrent le contraire, mais peut-être plus simplement parce que ce désir contrevient à une logique universelle du devenir et de la volonté à laquelle la pensée scientifique reste aveugle. La science peut saisir le phénomène de la mort, elle peut le mesurer, mais elle ne peut le ressentir. La mort d’un individu et, plus encore, d’une collectivité est certainement la chose la plus difficile à accepter. Pour la rendre acceptable, nous avons développé une pensée infiniment riche et rassurante de ce qui persiste après elle, c’est-à-dire la continuité de la culture, de la civilisation, de l’espèce humaine. Mais la perspective qu’offre l’observation astronomique du silence sur notre monde nous place devant cette nouvelle fatalité: absolument rien d’immatériel ne persiste dans l’univers. Ni intelligence, ni culture, ni croyance, ni pensée.

Nous arriverons vraisemblablement d’ici quelques années au plafonnement des ressources énergétiques qui ont donné sa forme à la modernité. Le modèle de civilisation qui en découlera alors sera peut-être plus rigide socialement, techniquement, culturellement. Il sera peut-être aussi moins expansionniste, et nous continuerons sûrement de voir dans l’immensité vide du ciel une projection de ce que nous sommes, mais elle ne sera plus celle d’un espace à découvrir, à cartographier, à conquérir.


Si jamais je finis mes jours dans un lit de l’hôpital Notre-Dame, j’espère que je serai vieux. Quatre-vingts… quatre-vingt-dix ans, ce serait malade. Je ne sais pas de quoi j’aurai l’air, mais il est à peu près certain que dans ces nuits d’insomnie que je passerai alors face à ma mort approchant, je fixerai le ciel par la fenêtre et demeurerai incapable de penser à quoi que ce soit. J’aurai sûrement commencé à quitter l’angoisse foisonnante qui fait éprouver le silence du ciel, qui fait penser à notre incapacité de nous organiser collectivement pour faire en sorte que ce ciel ne soit plus jamais vide, à la dépense débile d’énergie non renouvelable, à cette économie de ressources qui aurait pu nous permettre de partir explorer d’autres systèmes et d’entretenir l’espoir que cette Terre n’aura pas été la seule possible. Qui sait, cette dépense improductive aura peut-être émis un signal très faible, qu’on espère pas trop trop bref à l’échelle astronomique, auquel cas quelqu’un, ailleurs, ne le recevra pas. Au cours de mes quatre-vingt-dix ans de vie, il y aura eu des avions, des téléphones, des sondes robotisées, des t-shirts, de la musique et des livres, des bouteilles d’eau, de la sauce sriracha et des glaçons tombés avec fracas de la porte du congélateur et que ma coloc a lancés, cet après-midi, de l’autre bout de la cuisine jusque dans l’évier pour s’amuser. Elle a réussi à pogner la petite tête de clown en plastique que j’ai achetée sur eBay, j’ai dit «tu gagnes un toutou». Elle a vingt-quatre ans, j’en ai trente-huit, je suis au milieu de ma vie, et maintenant c’est la nuit et les nuages cachent les étoiles.

Mathieu Arsenault est auteur et critique. Il anime le blog Doctorak, GO! depuis novembre 2008. Son dernier livre, La vie littéraire, est paru au Quartanier en avril 2014.

N° 306: Faire moins avec moins

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