Voix d’outre-tombe
L’œuvre d’Anne Hébert fait partie de celles qui ne s’épuisent pas, elle continue aujourd’hui de faire entendre sa vérité grave et inquiétante dans notre modernité blasée, parole d’une «épouvantable richesse», presque prophétique, elle dévoile ce que nous sommes. Et puisqu’il faut encore, et peut-être plus que jamais, défendre la littérature, je le ferai avec un argument qui m’est précieux: la littérature nous force à l’éveil, et l’œuvre d’Anne Hébert le fait avec puissance. Il me semble en effet qu’une des tâches de l’écrivain est de nous tirer de notre sommeil et de nous sortir de nos balbutiements pour nous éveiller à la parole. Si, à mon sens, toute l’entreprise romanesque d’Anne Hébert se trouve en germe dans Le tombeau des rois, Les fous de Bassan demeure un texte d’une redoutable acuité poétique et politique, marquant aujourd’hui encore notre paysage littéraire.
La petite communauté protestante de Griffin Creek vit recluse dans l’austérité de la Loi. Entre falaise, océan et vent qui rend fou, elle s’affaire à ses tâches immémoriales, jusqu’à ce que le temps s’arrête définitivement le soir du 31 août 1936; les hommes bêchent, bûchent, battent, ordonnent et violent dans la légitimité que leur confère la Loi; les femmes bêchent, bûchent, servent, se taisent, mais savent les choses enfouies, elles se méfient des hommes et de leurs fils, et détiennent la mémoire qu’elles ravivent au petit jour dans la mer où elles iront mourir et d’où elles hanteront les vivants.
Olivia et Nora, «derniers fleurons d’une lignée de femmes obscures», ont réveillé par leur beauté, leur arrivée dans le désir, leur force et leur façon d’être libres la faim des hommes de Griffin Creek. Il s’agira de combler cette faim. Posséder les Atkins par tous les moyens, en faire des servantes ou planter son bec étroit et pointu dans leur chair et les dévorer, les faire taire pour que disparaisse ce qu’elles font surgir et ce qu’elles ravivent, éteindre ce qu’on pressent en elles de vivace, les museler. Il s’agira de mettre fin à cette lignée de femmes obscures. Si c’est Stevens qui, par sa main, sa bouche et son sexe, cherche à mater les adolescentes et finit dans la rage par les tuer, c’est par lui et à travers lui que se fraient la main, la bouche et le sexe de tous les hommes du village qui désirent les posséder, les dévorer, les faire taire une fois pour toutes, comme cela a été fait avec leurs mères et leurs grand-mères, comme de tout temps.